Stilicon
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ACTE III - Scène III

Thomas Corneille

ACTE III - Scène III


(Honorius, Stilicon, Eucherius, Mutian, Marcellin, suite.)

MUTIAN
Ah, seigneur ! savez-vous le malheur arrivé ?
Zénon…

HONORIUS
Et bien, Zénon ?

Stilicon
Voudroit-il entreprendre ?

MUTIAN
Dans le jardin je songeois à me rendre,
Quand vous ayant quitté je me trouve surpris
D'ouïr nommer Zénon, et pousser de longs cris.
Je quitte l'escalier, et ce grand bruit m'engage
À détourner mes pas vers cet obscur passage,
Dont le sentier étroit éclairé d'un faux jour,
Jusqu'en ce cabinet offre un secret détour.
Là tout saisi d'horreur d'une triste rencontre,
Je cherche à démentir ce que mon œil me montre.
De trois coups de poignard qui lui percent le flanc,
L'infortuné Zénon tout baigné dans son sang…

HONORIUS
Zénon est mort ? Ha ciel !

EUCHERIUS
Quoi, Zénon…

Stilicon
Ô disgrâce !
Mais enfin ?

MUTIAN
Je m'approche, et chacun me fait place.
En lui prenant la main je me la sens presser,
Un reste de vigueur semble se ramasser,
Je l'entends qui soupire.

Stilicon
Ô succès favorable !
Il a parlé sans doute, et nommé le coupable ?

MUTIAN
Il l'a voulu du moins, mais l'effort qu'il y fait
Hâte sa destinée, et trompe mon souhait ;
Il expire.

Stilicon
Et du crime on n'a rien pu connoître ?

MUTIAN
Beaucoup l'environnoient lors qu'on m'a vu paroître,
Je m'en informe à tous, mais tous le croyant mort,
Sans en avoir rien su, plaignoient son triste sort.

HONORIUS
Le mien est plus à plaindre, et dans cette disgrâce
Les funestes soupçons où mon cœur s'embarrasse
Avec tant d'horreur en confondent l'espoir,
Qu'il n'ose examiner ce qu'il craint de savoir.
Eucherius a su l'avis que l'on me donne.
Zénon qu'il va trouver ne lui nomme personne,
Il ne l'arrête point, et lors qu'il est mandé,
Ce malheureux Zénon se trouve poignardé !
Hélas ! Comme à le voir c'est toi seul que j'emploie,
Lui mort, Eucherius, que faut-il que je croie ?
As-tu juré ma perte, et son sang répandu
Te rend-il ton secret quand le mien est perdu ?

EUCHERIUS
Me soupçonner, seigneur, moi ?

HONORIUS
Que puis-je donc faire ?
Si je veux t'excuser, je condamne ton père,
Et le fatal soupçon qui m'accable aujourd'hui
Ne s'éloigne de toi que pour tomber sur lui.
Du crime dont Zénon m'a donné connoissance
Seuls vous avez reçu tous deux la confidence,
Et mon malheur est tel, que mon sort le plus doux
Est d'avoir quelque lieu de douter entre vous.
Doutons, puisque par là du moins en apparence
Le criminel encore garde quelque innocence.
Dures extrémités où je me vois réduit !
Ce que je dois à l'un est par l'autre détruit.
Tous deux contre un ingrat m'ont fait voir même zèle,
Mais si dans mon malheur l'un me reste fidèle,
Mon cœur est sur ce choix contraint de balancer ;
Il a peur de punir s'il veut récompenser,
Et n'ose à l'innocent se rendre favorable,
De crainte en le cherchant de trouver le coupable.
Qui que tu puisses être, ô coupable trop cher,
Qui confondant ton crime as l'art de te cacher,
Dût l'erreur où je suis me devenir funeste,
Laisse-m'en la douceur, c'est tout ce qui me reste.
Cette incertaine mort dont je suis menacé
Me plaît mieux que la tienne où je serois forcé,
Et je n'ai point à craindre un destin plus contraire
Qu'être réduit à perdre une teste si chère ;
De tous ses coups pour moi c'est là le plus affreux.
Pour couvrir le coupable offre-m'en toujours deux,
Empêche l'innocent de se faire connoître,
Et parois-le du moins puisque tu ne peux l'être.

Stilicon
Ah, seigneur ! Dans l'horreur dont je me sens frappé
Pardonnez si mon trouble est si tard dissipé,
Et si tant de bontés m'arrachent avec peine
Le déplorable aveu qui m'acquiert votre haine.
Je le nierois en vain, le crime est avéré,
Eucherius ou moi nous avons conspiré,
Le malheur de Zénon en convainc l'un ou l'autre,
Et quand son sang versé marque la soif du vôtre,
Un scrupule douteux retient trop votre bras.
Si le coupable l'est, le crime ne l'est pas.
Il faut punir, seigneur, et sans incertitude
Votre courroux m'en doit la peine la plus rude,
Puis qu'armant contre moi sa plus fière rigueur,
Vous êtes sûr d'en perdre, ou la cause, ou l'auteur.
D'une ou d'autre façon ma mort est nécessaire,
Je suis par moi coupable, ou le suis comme père,
Qui détournant de moi l'attentat entrepris,
Ne puis être innocent des crimes de mon fils.
C'est moi qui dans son cœur lui donnant la naissance,
En dois avoir jeté l'effroyable semence,
Enraciné l'instinct, et coulé dans son sang
L'abominable ardeur de vous percer le flanc.
Comme avec la vie il l'a de moi reçue,
De ce sang malheureux la source est corrompue,
Et si rien jusqu'ici n'en semble être connu,
C'est que de mes forfaits le temps n'est pas venu.
Que ma mort au plutôt, seigneur, vous en délivre ;
Ils pourroient éclater si vous me laissiez vivre,
Et cédant au destin qui nous entraîne tous,
Ma main peut-être, hélas ! Attenteroit sur vous.
Ainsi puisque ce sang me rend de tout capable,
Vous pouvez sans erreur me traiter en coupable.
Prononcez, et par là daignez me dérober
Au péril des forfaits où je pourrois tomber.

HONORIUS
Qu'en vain en t'accusant ta tendresse de père
Cherche à croître une erreur qui me seroit trop chère,
Si dans ce qu'à mes yeux ta vertu vient offrir,
Cent preuves de ta foi me la pouvoient souffrir !
Qui s'est dans mon jeune âge empêché d'entreprendre,
Ne me peut envier ce qu'il a su me rendre,
Et plus à ces clartés je tâche à résister,
Moins leur cruel éclat me permet de douter.
Je vois… te le dirai-je, et ma juste colère…

Stilicon
Oui, seigneur, accablez un misérable père,
Sur ce cœur affligé portez les derniers coups,
Tout ce que vous voyez je le vois comme vous.
Hélas ! Où m'emportoit une indigne tendresse !
J'ai mérité l'arrêt dont ma douleur vous presse ;
Mais cette triste mort dont j'attends le secours,
Sans une autre victime assure mal vos jours.
En vain sur moi d'abord la nature incertaine
De l'attentat d'un fils vouloit jeter la peine,
Et me persuader, pour lui servir d'appui,
Qu'il s'expieroit assez si je mourois pour lui.
Je dois mourir sans doute, et d'un forfait si lâche
Il faut que tout mon sang efface enfin la tache ;
Mais ce fils trop perfide, et toutefois trop cher,
À sa peine par là ne se peut arracher.
Qu'il périsse l'ingrat, dont la rage secrète
Par votre seule mort se peut voir satisfaite.
Voila, voila, seigneur, où l'amour l'a réduit,
De ses vœux sans un trône il attend peu de fruit.
La princesse obstinée à dédaigner sa flamme
N'abaisse qu'à ce prix la fierté de son âme,
Et le lâche, aux transports d'un criminel espoir,
A laissé contre vous séduire son devoir.

EUCHERIUS
Et mon père lui-même aide au sort qui m'accable ?

HONORIUS
Pour te faire innocent nomme donc un coupable,
Mes soupçons dessus toi s'attachent à regret ;
Mais qui peut de Zénon avoir su le secret ?

EUCHERIUS
Tantôt en lui parlant, seigneur, de l'entreprise,
J'ai vu sur son visage une étrange surprise,
Et comme cent témoins la pouvoient observer,
Quelqu'un en le perdant aura crû se sauver.
Souvent à prévenir la défiance engage.

HONORIUS
Ah, si de ta fureur sa mort n'étoit l'ouvrage,
C'est vers ce rendez-vous l'un à l'autre donné
Qu'une barbare main l'auroit assassiné.
Dans le bois du jardin loin de t'aller attendre,
Ici seul en secret il cherchoit à se rendre.
Se défiant des lieux où tu veux l'attirer,
Sa foi pour m'avertir n'a plus à différer,
Et lors que pour me voir à tout il se hasarde,
Dans un obscur passage un traître le poignarde.

EUCHERIUS
Prenant un rendez-vous il a su m'abuser ;
Mais de sa mort par là me doit-on accuser ?

HONORIUS
Fais croire, si tu peux, ces preuves trop grossières,
Pour voir ton crime, hélas ! J'ai bien d'autres lumières.
Zénon à me parler voit le péril trop grand,
Il hasarde un billet qu'en secret on me rend ;
L'impératrice en vain de se taire est capable,
De peur qu'elle ne l'ouvre il cache le coupable,
Et ne l'auroit pas tu, s'il n'eût craint qu'en effet
La sœur n'aidât du frère à couvrir le forfait.
D'ailleurs, lors que j'élève un si rare service,
Tu me le fais soudain soupçonner d'artifice.
Si j'accuse un ingrat qui viole sa foi,
Tu prévois qu'il s'apprête à parler contre toi.
Tant de précaution marque une indigne ruse.
Qui se trouve innocent ne craint point qu'on l'accuse,
Et ce qui te convainc, tu te vois dédaigner
Si tu ne mets ma sœur en état de régner ;
Mes jours sacrifiez flattent ton espérance,
Sans haïr ta personne elle hait ta naissance,
Et ma mort t'assurant le pouvoir souverain,
Il faut percer mon cœur pour mériter sa main.
Tu t'y résous enfin, et l'ardeur qui t'entraîne…

Stilicon
Ô crime, dont l'horreur ne se conçoit qu'à peine !
M'en as-tu vu capable, et honteux d'obéir,
As-tu reçu de moi l'exemple de trahir ?
Quand le lâche Rufin arma contre son maître,
M'éprouva-t-on trop lent à prévenir ce traître,
Et d'un peuple depuis enclin aux remuements,
Quel autre a mieux que moi calmé les mouvements ?
Que dans le plus beau sort souvent la chute est prompte !
J'ai vécu glorieux pour mourir dans la honte,
Et voir le ciel lassé de me servir d'appui,
Confondre ma vertu dans le crime d'autrui.

HONORIUS
Va, tu le crains en vain ; mais toi, pour ta défense,
Ingrat, dédaignes-tu de rompre le silence ?

EUCHERIUS
Que vous dirois-je, hélas ! Qui put me secourir ?
Je suis né malheureux, et je cherche à mourir.

Stilicon
Quoi, ton malheur, perfide, est toute ton excuse ?

EUCHERIUS
Un père me condamne, et mon maître m'accuse,
À leurs justes soupçons que pourrois-je opposer ?
Je vois que l'apparence aide à les abuser,
Et que ce cœur surpris d'un crime abominable,
Ne peut être innocent s'ils l'estiment coupable.

HONORIUS
Donc ta rage te plaît, et pour mieux en jouir
Par ces déguisements tu me crois éblouir ?
Non, non, contre un soupçon si fort, si légitime,
Ne te défendre point, c'est redoubler ton crime.
Dis qu'en te séduisant, l'amour t'y sut forcer,
Et par ton repentir tâche de l'effacer.

EUCHERIUS
Pour effacer celui dont votre erreur m'accuse,
Il faut du sang, seigneur, et non pas une excuse,
Et tout le mien suffit à peine à l'expier,
Si le destin s'obstine à me calomnier.
Il a juré ma perte, et de sa violence
Je ne puis appeler qu'à ma seule innocence.
Qui fuit plus que la mort de telles trahisons,
Jamais à s'en purger ne trouve de raisons ;
Surpris d'être accusé, dans l'abus qui l'opprime,
Par son silence seul il repousse le crime,
Et stupide et muet en des soupçons si bas,
Prouve son innocence à ne la prouver pas.

HONORIUS
Et bien, ingrat, et bien, sois ferme à ne rien dire.
Voudras-tu point encore nier que l'on conspire,
Qu'un traître ose attenter ?

EUCHERIUS
On le nieroit en vain,
Zénon assassiné rend le crime certain ;
Mais à quelques soupçons qu'il expose mon zèle,
J'ignore le coupable, et je vous suis fidèle.

Stilicon
Quoi, lâche, sur ton cœur le remords ne peut rien ?

HONORIUS
Dérobe-le toujours aux tendresses du mien ;
Voici par qui sans toi nous pourrons tout apprendre.

EUCHERIUS
Quoi, vous croyez, seigneur…

HONORIUS
Je ne puis plus t'entendre,
Qu'on le tienne en lieu sûr, Marcellin.

EUCHERIUS
Mon souci
N'est pas…

HONORIUS
Suivez votre ordre, et l'éloignez d'ici.


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