V
Oliver fait de nouvelles connaissances, et, la première fois qu’il assiste à un enterrement, il prend une idée défavorable du métier de son maître


Laissé seul dans la boutique du fabricant de cercueils, Oliver posa la lampe sur un banc et jeta un regard timide autour de lui, avec un sentiment de terreur dont bien des gens plus âgés que lui peuvent facilement se rendre compte. Un cercueil inachevé, posé sur des tréteaux noirs, occupait le milieu de la boutique et avait une apparence si lugubre, que l’enfant était pris de frisson chaque fois que ses yeux se portaient de ce côté ; il s’attendait presque à voir se dresser lentement la tête d’un horrible fantôme dont l’aspect le ferait mourir de frayeur. Le long de la muraille était disposée une longue rangée de planches de sapin coupées uniformément, qui avaient l’air dans le demi-jour d’autant de spectres à larges épaules, avec les mains dans leurs poches ; des plaques de métal, des copeaux, des clous à tête luisante, des morceaux de drap noir jonchaient le plancher. Derrière le comptoir on voyait figurés en manière d’enjolivement, sur le mur, deux croque-morts, à cravate empesée, debout devant la porte d’une maison, et dans le lointain un corbillard traîné par quatre chevaux noirs. La boutique était fermée et chaude ; l’atmosphère semblait chargée d’une odeur de cercueil ; sous le comptoir, le trou où était jeté le matelas d’Oliver avait l’air d’une fosse.

Il n’y avait pas que ce spectacle lugubre qui impressionnât l’enfant ; il était seul dans ce lieu étrange ; et nous savons tous combien les plus vaillants d’entre nous se trouveraient parfois affectés dans une telle situation. L’enfant n’avait point d’ami auquel il s’intéressât ou qui s’intéressât à lui ; il n’avait pas à pleurer la mort récente d’une personne aimée ; son cœur n’avait pas à gémir de l’absence d’un visage chéri : et pourtant il était profondément triste ; en se glissant dans sa couche étroite, il eût souhaité d’être dans son cercueil, et de pouvoir dormir pour toujours dans le cimetière, tandis que l’herbe haute se balancerait doucement sur sa tête, et que les tristes sons de la vieille cloche charmeraient son sommeil.

Il fut réveillé le matin par le bruit d’un grand coup de pied lancé du dehors dans la porte de la boutique, et qu’on réitéra vingt-cinq fois avec colère pendant qu’il s’habillait à la hâte ; quand il commença à tirer les verrous, les pieds cessèrent de frapper, et une voix se fit entendre.

« Vas-tu ouvrir la porte ? criait-on.

— Oui, monsieur, tout de suite, répondit Oliver tirant le verrou et faisant tourner la clef dans la serrure.

— Tu es le nouvel apprenti, n’est-ce pas ? dit la voix à travers le trou de la serrure.

— Oui, monsieur, répondit Oliver.

— Quel âge as-tu ?

— Dix ans, monsieur, dit Oliver.

— Alors je vais te secouer, dit la voix ; tu vas voir, méchant bâtard que tu es ! »

Après cette promesse gracieuse, la voix se mit à siffler.

Oliver avait trop souvent éprouvé les effets de semblables promesses pour douter que celui qui parlait, quel qu’il fût, manquât à sa parole. Il tira les verrous d’une main tremblante et ouvrit la porte.

Il regarda un instant dans la rue, à droite, à gauche, pensant que l’inconnu qui lui avait adressé la parole par le trou de la serrure avait fait quelques pas pour se réchauffer ; car il ne voyait personne qu’un gros garçon de l’école de charité, assis sur une borne en face de la maison, occupé à manger une tartine de beurre, qu’il coupait en morceaux de la grandeur de sa bouche, et qu’il avalait avec avidité.

« Pardon, monsieur, dit enfin Oliver, ne voyant aucun autre visiteur ; est-ce vous qui avez frappé ?

— J’ai donné des coups de pied, répondit l’autre.

— Auriez-vous besoin d’un cercueil ? » demanda naïvement Oliver.

Le garçon parut furieux et dit que c’était Oliver qui aurait besoin de s’en procurer un avant peu, s’il se permettait de pareilles plaisanteries avec ses supérieurs.

« Tu ne sais sans doute pas qui je suis, méchant orphelin ? dit-il en descendant de sa borne avec une édifiante gravité.

— Non, monsieur, répondit Oliver.

— Je suis monsieur Noé Claypole, reprit l’autre, et tu es mon subordonné. Allons, ôte les volets, petit gredin. »

En même temps M. Claypole gratifia Oliver d’un coup de pied, et entra dans la boutique d’un air de dignité, qui lui donna beaucoup d’importance, quoiqu’il soit difficile à un garçon, avec une grosse tête, de petits yeux et une physionomie stupide, de paraître majestueux dans n’importe quelle situation ; à plus forte raison quand il joint à ces avantages extérieurs un nez rouge et des tâches de rousseur. Oliver enleva les volets, et, lorsqu’il voulut en porter un dans une petite cour à côté de la maison, où on les mettait pendant le jour, il chancela sous le poids et cassa un carreau ; Noé vint gracieusement à son aide, le consola en l’assurant qu’il le payerait, et daigna lui donner un coup de main. M. Sowerberry descendit bientôt, et presque aussitôt Mme Sowerberry parut ; Oliver paya le carreau, suivant la prédiction de Noé, et suivit celui-ci à la cuisine pour déjeuner.

« Venez près du feu, Noé, dit Charlotte ; j’ai retiré pour vous du déjeuner de monsieur un bon petit morceau de lard. Oliver, ferme la porte derrière M. Noé ; prends les morceaux de pain que j’ai mis sur le couvercle du coffre ; voici ton thé ; va-t’en l’avaler dans un coin et dépêche-toi, car il faut aller garder la boutique, entends-tu ?

— Entends-tu, enfant trouvé ? dit Noé Claypole.

— Quel drôle de corps vous faites, Noé ! dit Charlotte ; ne pouvez-vous laisser cet enfant tranquille ?

— Le laisser tranquille ! dit Noé ; mais il me semble que tout le monde le laisse assez tranquille comme ça. Il n’a ni père ni mère qui se mêle de ses affaires ; tous ses parents le laissent bien faire à sa guise ; hein, Charlotte ? Ah ! ah !

— Farceur que vous êtes ! » dit Charlotte en riant aux éclats.

Noé fit comme elle ; puis ils jetèrent tous deux un coup d’œil dédaigneux sur le pauvre Oliver Twist, qui grelottait assis sur un coffre au fond de la cuisine, et mangeait les restes de pain dur qu’on lui avait spécialement réservés.

Noé était un enfant de charité, mais non du dépôt de mendicité ; il n’était pas enfant trouvé, car il pouvait faire remonter sa généalogie jusqu’à son père et à sa mère, qui demeuraient près de là ; sa mère était blanchisseuse ; son père, ancien soldat, ivrogne et retiré du service avec une jambe de bois et une pension de deux pence et demi par jour. Les garçons de boutique du voisinage avaient eu longtemps l’habitude d’apostropher Noé dans les rues par les surnoms les plus injurieux, et il avait souffert sans mot dire. Mais maintenant que la fortune avait jeté sur son chemin un pauvre orphelin sans nom, que l’être le plus vil pouvait montrer du doigt avec mépris, il se vengeait sur lui avec usure. C’est là un intéressant sujet de réflexion. Nous voyons sous quel beau côté se montre parfois la nature humaine, et avec quelle similitude les mêmes qualités aimables se développent chez le plus noble gentilhomme et chez le plus sale enfant de charité.

Il y avait trois semaines ou un mois qu’Oliver demeurait chez l’entrepreneur de pompes funèbres, et M. et Mme Sowerberry, après avoir fermé la boutique, soupaient dans la petite arrière-boutique, quand M. Sowerberry, après avoir considéré sa femme à plusieurs reprises de l’air le plus respectueux, entama la conversation.

« Ma chère amie… »

Il allait continuer, mais Mme Sowerberry leva les yeux d’une façon si revêche qu’il s’arrêta court.

« Eh bien, quoi ? dit Mme Sowerberry avec humeur.

— Rien, chère amie, rien du tout, dit M. Sowerberry.

— Hein ? niais que vous êtes, dit Mme Sowerberry.

— Du tout, ma chère, dit humblement M. Sowerberry ; je pensais que vous ne vouliez pas m’écouter ; je voulais dire seulement…

— Oh ! gardez pour vous ce que vous aviez à dire, interrompit Mme Sowerberry ; je suis comptée pour rien ; ne me consultez pas, entendez-vous ? Je ne veux pas me mêler de vos secrets. »

À ces mots, elle poussa un éclat de rire affecté qui faisait craindre des suites violentes.

« Mais, ma chère, dit Sowerberry, il me faut votre avis.

— Non, non, que vous importe mon avis ? répliqua la femme d’un air pincé ; demandez conseil à d’autres. »

Et elle réitéra ce rire forcé qui faisait trembler M. Sowerberry. Elle suivait en ceci la politique ordinaire aux femmes, celle qui leur réussit le plus souvent : elle forçait son mari à solliciter comme une faveur la permission de lui dire ce qu’elle était curieuse d’apprendre, et, après une petite querelle qui ne dura pas tout à fait trois quarts d’heure, elle accorda généreusement cette permission.

« C’est seulement au sujet du petit Oliver, dit M. Sowerberry ; il a fort bonne mine, cet enfant.

— Le beau miracle ! il mange assez pour ça, répondit la dame.

— Ses traits ont une expression de tristesse qui lui donnent l’air très intéressant, reprit M. Sowerberry. Il ferait un excellent muet, ma chère. »

Mme Sowerberry leva la tête en signe d’étonnement ; son mari s’en aperçut et, sans laisser le temps à la bonne dame de placer une observation, il continua :

« Non pas un muet pour accompagner le convoi des grandes personnes, ma chère, mais seulement pour les convois d’enfants ; ce serait une nouveauté d’avoir un muet d’un âge en rapport avec celui du défunt. Soyez sûre que cela ferait un effet superbe. »

Mme Sowerberry, qui montrait un goût exquis dans les questions relatives aux pompes funèbres, fut frappée de la nouveauté de cette idée ; mais comme elle eût compromis sa dignité en approuvant son mari, dans la circonstance actuelle, elle se contenta de lui demander avec beaucoup d’aigreur comment il se faisait que cette idée ne lui fût pas venue à l’esprit depuis longtemps. M. Sowerberry en conclut avec raison que sa proposition était bien accueillie ; il fut décidé sur-le-champ qu’Oliver serait tout d’abord initié aux mystères de la profession, et que, dans ce but, il accompagnerait son maître à la première occasion.

Elle ne se fit pas longtemps attendre. Le lendemain matin, après le déjeuner, M. Bumble entra dans la boutique, et, appuyant sa canne contre le comptoir, tira de sa poche son grand portefeuille de cuir, et y prit un bout de papier qu’il passa à Sowerberry.

« Ah ! dit l’entrepreneur, en le parcourant des yeux d’un air réjoui ; c’est une commande pour un cercueil, hein ?

— Pour un cercueil d’abord, et un enterrement paroissial ensuite, dit M. Bumble en fermant son portefeuille qui était, comme lui, très rebondi.

— Bayton ? dit l’entrepreneur, cessant de lire et regardant M. Bumble ; voilà la première fois que j’entends ce nom-là.

— Des entêtés, monsieur Sowerberry, répondit M. Bumble en hochant la tête ; des entêtés, et des orgueilleux, je le crains.

— Des orgueilleux ? s’écria M. Sowerberry avec un rire moqueur ; pour le coup, c’est trop fort.

— Ça fait pitié, dit le bedeau ; ça fait suer.

— D’accord, répondit le fabricant de cercueils d’un air approbatif.

— Nous n’avons entendu parler d’eux qu’avant-hier soir, dit le bedeau ; et nous n’aurions rien su sur leur compte, si une femme qui loge dans la même maison ne s’était adressée au comité paroissial pour le prier d’envoyer le chirurgien paroissial visiter une femme qui était au plus mal. Il était sorti pour dîner ; mais son aide, qui est un garçon fort habile, leur envoya haut la main une médecine dans une bouteille à cirage.

— Ah ! voilà ce qu’on peut appeler de la promptitude, dit l’entrepreneur.

— Sans doute, reprit le bedeau ; mais qu’en est-il résulté ? Savez-vous jusqu’où a été l’ingratitude de ces rebelles, monsieur ? Croiriez-vous que le mari a renvoyé dire que la médecine ne convenait pas au genre de maladie de sa femme et qu’elle ne la prendrait pas ? Entendez-vous cela ? qu’elle ne la prendrait pas ! une médecine excellente, énergique, salutaire, qu’on avait administrée avec succès, pas plus tard qu’il y a huit jours, à deux manœuvres irlandais et à un portefaix ; qu’on lui avait envoyée pour rien, avec la bouteille par-dessus le marché ; et il fait dire qu’elle ne la prendra pas, monsieur !

Comme l’atrocité de cette conduite se présentait dans toute sa force à l’esprit de M. Bumble, il donna, de colère, un grand coup de canne sur le comptoir, et devint pourpre d’indignation.

« Oh ! dit Sowerberry, jamais de ma vie…

— Non, jamais ! s’écria le bedeau ; jamais pareille infamie n’a été commise ; mais maintenant qu’elle est morte, il s’agit de l’enterrer ; voici l’adresse : le plus tôt sera le mieux. »

Et M. Bumble, dans son accès d’emportement, mit son tricorne à l’envers, et s’élança hors de la boutique.

« Tiens ! Oliver, il était si en colère qu’il a oublié de demander de tes nouvelles, dit M. Sowerberry en suivant des yeux le bedeau qui arpentait la rue à grands pas.

— Oui, monsieur, » répondit Oliver, qui s’était prudemment tenu à l’écart pendant l’entretien, et qui tremblait de tout son corps au seul souvenir de la voix de M. Bumble.

Il était pourtant superflu qu’il cherchât à échapper à la vue de M. Bumble : car ce fonctionnaire, sur lequel la prédiction du monsieur au gilet blanc avait fait une vive impression, pensait que, maintenant que l’entrepreneur des pompes funèbres avait pris Oliver à l’essai, il valait mieux éviter d’aborder ce sujet, jusqu’à ce que l’enfant fût engagé pour une période de sept ans, et qu’on fût ainsi définitivement rassuré sur le danger de le voir retomber à la charge de la paroisse.

« Allons, dit M. Sowerberry en mettant son chapeau, plus tôt cette besogne sera terminée et mieux ce sera. Noé, attention à la boutique. Oliver, mets ta casquette et suis-moi. » Oliver obéit et suivit son maître dans l’exercice de sa profession.

Ils marchèrent quelque temps à travers le quartier le plus populeux de la ville, puis descendirent une ruelle étroite plus sale et plus misérable que les autres, et s’arrêtèrent pour chercher de l’œil la maison en question. Des deux côtés de la rue, les maisons étaient hautes et grandes, mais très vieilles, et occupées par les gens de la classe la plus pauvre, comme leur apparence négligée l’aurait suffisamment indiqué, sans qu’il fût besoin de la présence d’un petit nombre d’hommes et de femmes qui, les bras croisés et le corps plié en deux, traversaient de temps à autre furtivement la rue. La plupart de ces habitations avaient sur le devant des boutiques hermétiquement fermées et tombant en ruines : il n’y avait d’habité que les étages supérieurs. D’autres menaçaient de s’écrouler et étaient étayées par de grosses poutres appliquées aux murailles et solidement fixées dans le sol ; mais ces réduits lézardés, semblaient servir de retraite pour la nuit à quelques vagabonds sans asile : car plusieurs des planches grossières qui bouchaient la porte et les fenêtres avaient été arrachées, de manière à laisser une ouverture suffisante pour y passer le corps. Le ruisseau était sale et stagnant. Les rats eux-mêmes, qui çà et là se vautraient dans cette ordure, étaient d’une maigreur affreuse.

Il n’y avait ni marteau ni cordon de sonnette à la porte où s’arrêtèrent Oliver et son maître ; celui-ci se glissa à tâtons dans un passage obscur, dit à Oliver de se tenir sur ses talons et de n’avoir pas peur, monta au premier étage et, trébuchant contre une porte sur le palier, y frappa doucement.

Une jeune fille de treize à quatorze ans vint ouvrir. L’entrepreneur vit tout de suite, à l’aspect de la chambre, que c’était bien là qu’il avait affaire ; il entra, et Oliver le suivit.

Il n’y avait pas de feu dans la chambre ; un homme était accoudé machinalement sur le poêle vide ; une vieille femme était assise près de lui sur un tabouret ; dans un coin se tenaient plusieurs enfants déguenillés, et dans un petit renfoncement, en face de la porte, gisait sur le plancher un objet enveloppé d’une vieille couverture. Oliver frissonna en jetant les yeux de ce côté et se serra involontairement contre son maître ; malgré la couverture, Oliver devina que c’était un cadavre.

L’homme était pâle et décharné ; il avait les yeux injectés, la barbe et les cheveux grisonnants ; la vieille femme était ridée ; elle avait des yeux animés et perçants, et les deux dents qui lui restaient avançaient sur sa lèvre inférieure. Oliver avait peur de les regarder l’un ou l’autre : ils lui rappelaient trop les rats qu’il avait vus si maigres dans la rue.

« Nul ne la touchera, dit l’homme en s’élançant vers l’entrepreneur qui s’approchait du grabat. Arrière, arrière ! vous dis-je, si vous tenez à la vie.

— Sottise ! mon brave homme, dit l’entrepreneur, qui était habitué à voir la misère sous toutes ses formes ; sottise que cela !

— Je vous répète, dit l’homme en serrant les poings et en frappant le plancher avec fureur, je vous répète que je ne veux pas qu’on l’enterre ; elle ne pourrait dormir là. Les vers la tourmenteraient sans trouver rien à manger ; elle est si décharnée ! »

L’entrepreneur ne répondit rien à ce malheureux en délire, mais tirant une ficelle de sa poche, il s’agenouilla un instant à côté du corps.

« Ah ! dit l’homme fondant en larmes et se jetant à genoux aux pieds de la pauvre morte, mettez-vous à genoux, mettez-vous tous à genoux autour d’elle et écoutez-moi. C’est de faim qu’elle est morte ; jusqu’au moment où la fièvre l’a saisie, je ne savais pas combien elle était mal ; mais alors les os lui perçaient la peau ; nous n’avions ni feu ni chandelle ; elle est morte dans les ténèbres, oui dans les ténèbres ; elle n’a pas même pu voir la figure de ses enfants, mais nous l’entendions les appeler dans son agonie. J’ai été dans la rue mendier pour elle, et on m’a mis en prison. À mon retour, elle était mourante ; mon cœur s’est desséché, en voyant qu’ils l’avaient laissée mourir de faim. Je le jure devant Dieu qui en a été témoin, elle est morte de faim ! » Il s’arracha les cheveux, poussa un cri horrible et se roula sur le plancher, l’œil hagard et l’écume sur les lèvres.

Les enfants épouvantés se mirent à pleurer ; mais la vieille femme, qui était restée jusqu’alors immobile et comme étrangère à ce qui se passait autour d’elle, les menaça pour les faire taire ; puis ayant détaché la cravate de l’homme qui gisait sur le plancher, elle s’avança en chancelant vers l’entrepreneur.

« C’était ma fille, dit-elle en faisant un signe de tête du côté du cadavre et en parlant avec l’air effaré d’une idiote, plus hideuse à voir que la mort même. Mon Dieu ! mon Dieu ! dire que je lui ai donné la vie dans le temps que j’étais femme, et que maintenant je suis vivante et joyeuse, tandis qu’elle est là étendue, froide et roide. Mon Dieu ! mon Dieu ! quand j’y pense ! c’est une comédie ! une vraie comédie ! »

Tandis que la pauvre vieille marmottait ces paroles avec un affreux ricanement, l’entrepreneur se disposait à sortir.

« Attendez ! attendez ! dit-elle en forçant sa voix cassée ; l’enterrement est-il pour demain, pour après-demain, ou pour ce soir ? Je l’ai ensevelie et je dois l’accompagner, n’est-ce pas ? Envoyez-moi un grand manteau ; un manteau bien chaud, car le froid est vif ; nous devrions avoir aussi un gâteau et du vin avant de partir ; mais n’importe ; envoyez-nous du pain ; rien qu’un morceau de pain et un verre d’eau. Nous enverrez-vous du pain, mon ami ? dit-elle vivement en s’attachant à l’habit de M. Sowerberry qui regagnait la porte.

— Oui, oui, sans doute, dit-il, vous aurez quelque chose ; tout ce qu’il vous faudra. »

Il se dégagea de l’étreinte de la vieille femme et, traînant Oliver après lui, il s’élança au dehors.

Le lendemain, la famille ayant reçu dans l’intervalle le secours d’un pain de deux livres et d’un morceau de fromage, apportés par M. Bumble en personne, Oliver et son maître revinrent à cette misérable demeure, où M. Bumble les avait précédés, accompagnés de quatre hommes du dépôt de mendicité, qui devaient servir de porteurs. Un vieux manteau noir couvrait les haillons de la vieille femme et du mari. On vissa le cercueil ; les porteurs le chargèrent sur leurs épaules et le descendirent dans la rue.

« Maintenant, la vieille, tâchez d’allonger le pas, dit tout bas Sowerberry ; nous sommes en retard et il ne faut pas faire attendre le prêtre… Avancez, porteurs, aussi vite que vous voudrez. »

Ceux-ci prirent une allure rapide avec leur léger fardeau, tandis que la vieille femme et l’homme les suivaient de leur mieux. M. Bumble et Sowerberry marchaient en tête d’un pas dégagé, et Oliver, avec ses petites jambes courait à côté du convoi.

Il n’était pourtant pas aussi urgent de se presser que M. Sowerberry le prétendait ; quand ils eurent atteint le coin obscur du cimetière où poussent les orties et où sont les fosses de la paroisse, le prêtre n’était pas encore arrivé, et le clerc, assis au coin du feu dans la sacristie, donna à entendre que probablement il ne viendrait pas avant une heure. En conséquence, on déposa la bière au bord de la fosse ; l’homme et la vieille femme attendirent patiemment dans la boue, sous une pluie froide et pénétrante, tandis que des enfants déguenillés, attirés par la curiosité, jouaient à cache-cache derrière les tombes, ou sautaient à pieds joints par-dessus le cercueil ; Sowerberry et Bumble, amis intimes du clerc, se chauffaient avec lui et lisaient le journal.

Enfin, après plus d’une heure d’attente, M. Bumble, Sowerberry et le clerc se dirigèrent en hâte vers la fosse, et en même temps parut le prêtre, qui mettait son surplis en marchant. M. Bumble gourmanda un ou deux enfants pour sauver les apparences ; et le respectable ecclésiastique, après avoir lu l’office des morts pendant quatre minutes, remit son surplis au clerc et s’en alla.

« Maintenant, Bill, remplis, » dit Sowerberry au fossoyeur.

La tâche était facile ; car la fosse était si pleine que le dernier cercueil était à quelques pieds seulement du niveau du sol. Le fossoyeur jeta sur la bière quelques pelletées de terre qu’il foula sous ses pieds, mit sa pelle sur son épaule, et s’éloigna, suivi des enfants, qui se plaignaient que leur amusement fût si vite terminé.

« Allons, venez, mon brave homme, dit Bumble en frappant doucement sur l’épaule du pauvre malheureux ; on va fermer le cimetière. »

Celui-ci, qui n’avait pas fait un mouvement depuis qu’il était arrivé au bord de la fosse, tressaillit, leva la tête, regarda fixement celui qui lui parlait, fit quelques pas, et tomba évanoui. La vieille folle était trop occupée de la perte de son manteau, que l’entrepreneur lui avait repris, pour faire attention à autre chose ; on fit revenir à lui l’homme évanoui avec une douche d’eau froide ; on le déposa sain et sauf hors du cimetière, et, après avoir fermé à clef la porte, chacun s’en retourna chez soi.

« Eh bien, Oliver, dit Sowerberry en regagnant sa boutique, comment trouves-tu cela ?

— Assez bien, monsieur, je vous remercie, répondit l’enfant en hésitant beaucoup ; pas trop bien, monsieur.

— Bah ! tu t’y feras, Oliver, dit Sowerberry ; ça ne vous fait plus rien du tout, une fois qu’on y est fait, mon garçon. »

Oliver aurait bien voulu savoir s’il avait fallu beaucoup de temps à son maître pour s’y accoutumer ; mais il crut sage de ne pas hasarder cette question, et s’en retourna à la boutique, la tête pleine de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.

I
Du lieu où naquit Oliver Twist, et des circonstances qui accompagnèrent sa naissance
II
Comment Oliver Twist grandit, et comment il fut élevé
III
Comment Oliver Twist fut sur le point d’attraper une place qui n’eût pas été une sinécure
IV
Oliver trouve une autre place et fait son entrée dans le monde
V
Oliver fait de nouvelles connaissances, et, la première fois qu’il assiste à un enterrement, il prend une idée défavorable du métier de son maître
VI
Oliver, poussé à bout par les sarcasmes de Noé, engage une lutte et déconcerte son ennemi
VII
Oliver persiste dans sa rébellion
VIII
Oliver va à Londres, et rencontre en route un singulier jeune homme
IX
Où l’on trouvera de nouveaux détails sur l’agréable vieillard et sur ses élèves, jeunes gens de haute espérance
X
Oliver fait plus ample connaissance avec ses nouveaux compagnons, et acquiert de l’expérience à ses dépens. La brièveté de ce chapitre n’empêche pas que ce ne soit un chapitre important de l’histoire de notre héros
XI
Où il est question de M. Fang, commissaire de police, et où l’on trouvera un petit échantillon de sa manière de rendre la justice
XII
Oliver est mieux soigné qu’il ne l’a jamais été. – Nouveaux détails sur l’aimable vieux juif et ses jeunes élèves.
XIII
Présentation faite au lecteur intelligent de quelques nouvelles connaissances qui ne sont pas étrangères à certaines particularités intéressantes de cette histoire
XIV
Détails sur le séjour d’Oliver chez M. Brownlow. – Prédiction remarquable d’un certain M. Grimwig sur le petit garçon, quand il partit en commission
XV
Où l’on verra combien le facétieux juif et miss Nancy étaient attachés à Oliver
XVI
Ce que devint Oliver Twist, après qu’il eut été réclamé par Nancy
XVII
Oliver a toujours à souffrir de sa mauvaise fortune, qui amène tout exprès à Londres un grand personnage pour ternir sa réputation
XVIII
Comment Oliver passait son temps dans la société de ses respectables amis
XIX
Discussion et adoption d’un plan de campagne
XX
Oliver est remis entre les mains de M. Guillaume Sikes
XXI
L’expédition
XXII
Vol avec effraction
XXIII
Où l’on verra qu’un bedeau peut avoir des sentiments. – Curieuse conversation de M. Bumble et d’une dame
XXIV
Détails pénibles, mais courts, dont la connaissance est nécessaire pour l’intelligence de cette histoire
XXV
Où l’on retrouve M. Fagin et sa bande
XXVI
Un personnage mystérieux paraît sur la scène. – Détails importants étroitement liés à la suite de cette histoire
XXVII
Pour réparer une impolitesse criante du premier chapitre, qui avait planté là une dame, sans cérémonie
XXVIII
Oliver revient sur l’eau… Suite de ses aventures
XXIX
Détails d’introduction sur les habitants de la maison où se trouve Oliver
XXX
Ce que pensent d’Oliver ses nouveaux visiteurs
XXXI
La situation devient critique
XXXII
Heureuse existence que mène Oliver chez ses nouveaux amis
XXXIII
Où le bonheur d’Oliver et de ses amis éprouve une atteinte soudaine
XXXIV
Détails préliminaires sur un jeune personnage qui va paraître sur la scène
XXXV
Résultat désagréable de l’aventure d’Oliver, et entretien intéressant de Henry Maylie avec Rose
XXXVI
Qui sera très court, et pourra paraître de peu d’importance ici, mais qu’il faut lire néanmoins, parce qu’il complète le précédent, et sert à l’intelligence d’un chapitre qu’on trouvera en son lieu
XXXVII
Où le lecteur, s’il se reporte au chapitre XXIII, trouvera une contre-partie qui n’est pas rare dans l’histoire des ménages
XXXVIII
Récit de l’entrevue nocturne de M. et Mme Bumble avec Monks
XXXIX
Où le lecteur retrouvera quelques honnêtes personnages avec lesquels il a déjà fait connaissance, et verra le digne complot concerté entre Monks et le juif
XL
Étrange entrevue, qui fait suite au chapitre précédent
XLI
Qui montre que les surprises sont comme les malheurs ; elles ne viennent jamais seules
XLII
Une vieille connaissance d’Oliver donne des preuves surprenantes de génie et devient un personnage public dans la capitale
XLIII
Où l’on voit le fin Matois dans une mauvaise passe
XLIV
Le moment vient pour Nancy de tenir la promesse qu’elle a faite à Rose Maylie. – Elle y manque
XLV
Fagin confie à Noé Claypole une mission secrète
XLVI
Le rendez-vous
XLVII
Conséquences fatales
XLVIII
Fuite de Sikes
XLIX
Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. – Leur conversation. – Ils sont interrompus par M. Losberne, qui leur apporte des nouvelles importantes
L
Poursuite et évasion
LI
Plus d’un mystère s’éclaircit. – Proposition de mariage où il n’est question ni de dot ni d’épingles
LII
La dernière nuit que le juif a encore à vivre
LIII
Et dernier

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