ACTE V - SCÈNE VI



(TIRCIS la Nourrice , ÉRASTE, MÉLITE, CLORIS)

TIRCIS
De grâce, mon souci, laissons cette causeuse  :
Qu'elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
L'excès de mon ardeur ne sauroit consentir
Que ces frivoles soins te viennent divertir :
Tous nos pensers sont dus, en l'état où nous sommes ,
À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
Et ma fidélité, qu'il va récompenser…

LA NOURRICE
Vous donnera bientôt autre chose à penser.
Votre rival vous cherche, et la main à l'épée
Vient demander raison de sa place usurpée.

ÉRASTE ( à Mélite)
Non, non, vous ne voyez en moi qu'un criminel,
À qui l'âpre rigueur d'un remords éternel
Rend le jour odieux, et fait naître l'envie
De sortir de sa gêne en sortant de la vie .
Il vient mettre à vos pieds sa tête à l'abandon ;
La mort lui sera douce à l'égal du pardon.
Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
La main qui sépara Tircis d'avec Mélite,
Et de qui l'imposture avec de faux écrits
A dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.

MÉLITE
Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
Que serois-tu d'avis de lui répondre ?

TIRCIS
Écoute
Quatre mots à quartier .

ÉRASTE
Que vous avez de tort
De prolonger ma peine en différant ma mort !
De grâce, hâtez-vous d'abréger mon supplice ,
Ou ma main préviendra votre lente justice.

MÉLITE
Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
Pour se faire obéir malgré nos vains efforts :
Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,
Avance nos amours au lieu de les détruire ;
De son fâcheux succès, dont nous devions périr,
Le sort tire un remède afin de nous guérir.
Donc pour nous revancher de la faveur reçue,
Nous en aimons l'auteur à cause de l'issue,
Obligés désormais de ce que tour à tour
Nous nous sommes rendu  tant de preuves d'amour,
Et de ce que l'excès de ma douleur sincère 
A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,
Que cette occasion prise comme aux cheveux,
Tircis n'a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
Outre qu'en fait d'amour la fraude est légitime ;
Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
Regardez, acceptant le pardon, ou l'oubli,
Par où votre repos sera mieux établi.

ÉRASTE
Tout confus et honteux de tant de courtoisie,
Je veux dorénavant chérir ma jalousie,
Et puisque c'est de là que vos félicités…

LA NOURRICE (à Éraste.)
Quittez ces compliments qu'ils n'ont pas mérités :
Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
Ils tiennent le passé dans quelque indifférence ,
N'osant se hasarder à des ressentiments
Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
Mais Cloris, qui s'en tait, vous la gardera bonne,
Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
Saura bien se venger sur vous à l'avenir
D'un amant échappé qu'elle pensoit tenir.

ÉRASTE (à Cloris.)
Si vous pouviez souffrir qu'en votre bonne grâce
Celui qui l'en tira pût occuper sa place ,
Éraste, qu'un pardon purge de son forfait ,
Est prêt de réparer le tort qu'il vous a fait.
Mélite répondra de ma persévérance :
Je n'ai pu la quitter qu'en perdant l'espérance ;
Encore avez-vous vu mon amour irrité
Mettre tout en usage en cette extrémité ;
Et c'est avec raison que ma flamme contrainte
De réduire ses feux dans une amitié sainte,
Mes amoureux desirs, vers elle superflus ,
Tournent vers la beauté qu'elle chérit le plus.

TIRCIS
Que t'en semble, ma sœur ?

CLORIS
Mais toi-même, mon frère ?

TIRCIS
Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

CLORIS
Tu sais qu'en tel sujet ce fut toujours de toi
Que mon affection voulut prendre la loi.

TIRCIS
Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent ,
Tu veux qu'auparavant les miens les autorisent.
Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j'y consens ,
Bien sûr que mon avis s'accommode à ton sens.
Fassent les puissants Dieux que par cette alliance 
Il ne reste entre nous aucune défiance,
Et que m'aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
Nos ans puissent couler avec plus de douceur !

ÉRASTE
Heureux dans mon malheur, c'est dont je les supplie ;
Mais ma félicité ne peut être accomplie
Jusqu'à ce qu'après vous son aveu m'ait permis 
D'aspirer à ce bien que vous m'avez promis.

CLORIS
Aimez-moi seulement, et pour la récompense
On me donnera bien le loisir que j'y pense.

TIRCIS
Oui, sous condition qu'avant la fin du jour 
Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour .

CLORIS
Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
Je n'ai reçu de lui ni devoirs ni services.

MÉLITE
C'est bien quelque raison ; mais ceux qu'il m'a rendus,
Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.
Ma sœur, acquitte-moi d'une reconnoissance
Dont un autre destin m'a mise en impuissance  :
Accorde cette grâce à nos justes desirs.

TIRCIS
Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs .

ÉRASTE
Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;
Et pour faire aujourd'hui le bonheur d'un amant ,
Laissez-les disposer de votre sentiment.

CLORIS
En vain en ta faveur chacun me sollicite,
J'en croirai seulement la mère de Mélite :
Son avis m'ôtera la peur du repentir ,
Et ton mérite alors m'y fera consentir.

TIRCIS
Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t'offrir pour maîtresse à Philandre .

LA NOURRICE
(Tous rentrent, et elle demeure seule .)
Là, là, n'en riez point : autrefois en mon temps
D'aussi beaux fils que vous étoient assez contents,
Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
À leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
Je n'avois rien en moi qui ne fût un miracle ;
Un seul mot de ma part leur étoit un oracle…
Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu'est-ce-ci ?
Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi  !
Allez, quelle que soit l'ardeur qui vous emporte ,
On ne se moque point des femmes de ma sorte,
Et je ferai bien voir à vos feux empressés
Que vous n'en êtes pas encore où vous pensez.

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