ACTE III - SCÈNE II



(TIRCIS PHILANDRE.)

TIRCIS
Philandre !

PHILANDRE
Qui m'appelle ?

TIRCIS
Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l'avoir conté.

PHILANDRE
Tu me fais trop d'honneur par cette confidence .

TIRCIS
J'userois envers toi d'une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler
Ce qu'aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.

PHILANDRE
En effet, si l'on peut te juger au visage,
Si l'on peut par tes yeux lire dans ton courage ,
Ce qu'ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n'en puis trouver de sujet assez grand :
Rien n'atteint, ce me semble, aux signes qu'ils en donnent.

TIRCIS
Que fera le sujet, si les signes t'étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu'on ne peut soupçonner ;
C'est quand tu l'auras su qu'il faudra t'étonner.

PHILANDRE
Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.

TIRCIS
Possesseur, autant vaut…

PHILANDRE
De quoi ?

TIRCIS
D'une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l'esprit charmant 
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.

PHILANDRE
Il est vrai qu'elle est belle ;
Tu n'as pas mal choisi ; mais…

TIRCIS
Quoi, mais ?

PHILANDRE
T'aime-t-elle ?

TIRCIS
Cela n'est plus en doute.

PHILANDRE
Et de cœur ?

TIRCIS
Et de cœur,
Je t'en réponds.

PHILANDRE
Souvent un visage moqueur
N'a que le beau semblant d'une mine hypocrite.

TIRCIS
Je ne crains rien de tel du côté de Mélite .

PHILANDRE
Écoute, j'en ai vu de toutes les façons :
J'en ai vu qui sembloient n'être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte ,
S'allumoit d'autant plus qu'il souffroit de contrainte ;
J'en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d'un amour qui ne les touchoit pas,
Prenoient du passe-temps d'une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à  ces traits de souplesse,
Et pratiquoient sous main d'autres affections ;
Mais j'en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d'intelligence avec tout le visage .

TIRCIS
Et de ce petit nombre est celle qui m'engage :
De sa possession je me tiens aussi seur 
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.

PHILANDRE
Donc, si ton espérance à la fin n'est déçue .
Ces deux amours auront une pareille issue.

TIRCIS
Si cela n'arrivoit, je me tromperois fort.

PHILANDRE
Pour te faire plaisir j'en veux être d'accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite .

TIRCIS
Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d'œil, un soupir …

PHILANDRE
Ces faveurs ridicules 
Ne servent qu'à duper des âmes trop crédules.
N'as-tu rien que cela ?

TIRCIS
Sa parole et sa foi.

PHILANDRE
Encor c'est quelque chose. Achève et conte-moi
Les petites douceurs, les aimables tendresses 
Qu'elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu'entre tes mains elle a fait de t'aimer ?

TIRCIS
Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n'en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
Je n'ai que sa parole, et ne veux que sa foi.

PHILANDRE
Je connois donc quelqu'un plus avancé que toi .

TIRCIS
J'entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu'à plaindre.
Éraste, qu'ont banni ses dédains rigoureux…

PHILANDRE
Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.

TIRCIS
Je ne connois que lui qui soupire pour elle.

PHILANDRE
Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle  :
Pendant qu'elle t'amuse avec ses beaux discours,
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.

TIRCIS
De telles trahisons lui sont trop en horreur.

PHILANDRE
Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
Tantôt, sans y penser, j'ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t'en promettre.
(lettre supposée de mélite à philandre.)
Je commence à m'estimer quelque chose, puisque je vous plais ; et mon miroir m'offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m'imagine qu'il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur , ou comme une récompense extraordinaire d'un excès d'amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.

PHILANDRE
Maintenant qu'en dis-tu? n'est-ce pas t'affronter  ?

TIRCIS
Cette lettre en tes mains ne peut m'épouvanter.

PHILANDRE
La raison ?

TIRCIS
Le porteur a su combien je t'aime,
Et par galanterie il t'a pris pour moi-même ,
Comme aussi ce n'est qu'un de deux parfaits amis.

PHILANDRE
Voilà bien te flatter plus qu'il ne t'est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre .

TIRCIS
On t'en aura donné quelque autre pour me rendre,
Afin qu'encore un coup je sois ainsi déçu.

PHILANDRE
Oui, j'ai quelque billet que tantôt j'ai reçu ,
Et puisqu'il est pour toi…

TIRCIS
Que ta longueur me tue !
Dépêche.

PHILANDRE
Le voilà que je te restitue.
(autre lettre supposée de mélite à philandre.)
Vous n'avez plus affaire qu'à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances.

PHILANDRE
Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
Crois-tu que ce billet s'adresse encore à toi  ?

TIRCIS
Traître ! c'est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d'un sujet de risée ?
C'est ainsi qu'à sa foi Mélite osant manquer ,
D'un parjure si noir ne fait que se moquer ?
C'est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes 
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l'épée à la main 
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.

PHILANDRE
Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t'en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher .

TIRCIS
Quoi ! tu crains le duel ?

PHILANDRE
Non ; mais j'en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l'objet et le prix du combat.

TIRCIS
Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n'oseroit s'exposer.

PHILANDRE
Mon sang n'est plus à moi ; je n'en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s'irrite,
J'en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024