ACTE IV - SCÈNE PREMIÈRE



(MÉLITE La Nourrice.)

LA NOURRICE
Cette obstination à faire la secrète
M'accuse injustement d'être trop peu discrète .

MÉLITE
Ton importunité n'est pas à supporter :
Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?

LA NOURRICE
Les visites d'Éraste un peu moins assidues
Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
Et ce qu'on voit par là de refroidissement
Ne fait que trop juger son mécontentement.
Tu m'en veux cependant cacher tout le mystère ;
Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
Et pour punition te priver des avis
Qu'a jusqu'ici ton cœur si doucement suivis.

MÉLITE
C'est à moi de trembler après cette menace,
Et tout autre du moins trembleroit en ma place.

LA NOURRICE
Ne raillons point : le fruit qui t'en est demeuré
(Je parle sans reproche, et tout considéré)
Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine :
Apprends-moi ce que c'est.

MÉLITE
Veux-tu que je devine ?
Dégoûté d'un esprit si grossier que le mien,
Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.

LA NOURRICE
Ce n'est pas bien ainsi qu'un amant perd l'envie
D'une chose deux ans ardemment poursuivie :
D'assurance un mépris l'oblige à se piquer ;
Mais ce n'est pas un trait qu'il faille pratiquer.
Une fille qui voit et que voit la jeunesse
Ne s'y doit gouverner qu'avec beaucoup d'adresse ;
Le dédain lui messied, ou quand elle s'en sert,
Que ce soit pour reprendre un amant qu'elle perd.
Une heure de froideur, à propos ménagée,
Peut rembraser une âme à demi dégagée ,
Qu'un traitement trop doux dispense à  des mépris
D'un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix .
Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,
Faire qu'aux vœux de tous l'apparence réponde ,
Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours .
Qu'à part ils pensent tous avoir la préférence,
Et paroissent ensemble entrer en concurrence  ;
Que tout l'extérieur de son visage égal
Ne rende aucun jaloux du bonheur d'un rival ;
Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
Qu'ils vivent tous d'espoir jusqu'au choix d'un mari,
Mais qu'aucun cependant ne soit le plus chéri,
Et qu'elle cède enfin, puisqu'il faut qu'elle cède ,
A qui paiera le mieux le bien qu'elle possède.
Si tu n'eusses jamais quitté cette leçon,
Ton Éraste avec toi vivroit d'autre façon.

MÉLITE
Ce n'est pas son humeur de souffrir ce partage :
Il croit que mes regards soient son propre héritage,
Et prend ceux que je donne à tout autre qu'à lui
Pour autant de larcins faits sur le bien d'autrui.

LA NOURRICE
J'entends à demi-mot ; achève, et m'expédie
Promptement le motif de cette maladie .

MÉLITE
Si tu m'avois, Nourrice, entendue à demi,
Tu saurois que Tircis…

LA NOURRICE
Quoi ? son meilleur ami !
N'a-ce pas été lui qui te l'a fait connoître ?

MÉLITE
Il voudroit que le jour en fût encore à naître ;
Et si d'auprès de moi je l'avois écarté ,
Tu verrois tout à l'heure Éraste à mon côté.

LA NOURRICE
J'ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
Mais puisque leur humeur ensemble ne s'accorde,
Éraste n'est pas homme à laisser échapper ;
Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
Il a deux fois le bien de l'autre, et davantage.

MÉLITE
Le bien ne touche point un généreux courage.

LA NOURRICE
Tout le monde l'adore, et tâche d'en jouir.

MÉLITE
Il suit un faux éclat qui ne peut m'éblouir.

LA NOURRICE
Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite .

MÉLITE
Tu le places  au rang qui n'est dû qu'au mérite.

LA NOURRICE
On a trop de mérite étant riche à ce point.

MÉLITE
Les biens en donnent-ils à ceux qui n'en ont point ?

LA NOURRICE
Oui, ce n'est que par là qu'on est considérable.

MÉLITE
Mais ce n'est que par là qu'on devient méprisable :
Un homme dont les biens font toutes les vertus
Ne peut être estimé que des cœurs abattus.

LA NOURRICE
Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?

MÉLITE
Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?
Étant riche, on méprise assez communément
Des belles qualités le solide ornement,
Et d'un luxe honteux la richesse suivie 
Souvent par l'abondance aux vices nous convie.

LA NOURRICE
Enfin je reconnois…

MÉLITE
Qu'avec tout ce grand bien 
Un jaloux sur mon cœur n'obtiendra jamais rien.

LA NOURRICE
Et que d'un cajoleur la nouvelle conquête
T'imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
Si ta mère le sait…

MÉLITE
Laisse-moi ces soucis,
Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis .

LA NOURRICE
Peut-être elle t'en veut dire quelque nouvelle.

MÉLITE
Ta curiosité te met trop en cervelle .
Rentre sans t'informer de ce qu'elle prétend ;
Un meilleur entretien avec elle m'attend.

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