Le Prince travesti
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ACTE PREMIER - Scène XIII

Marivaux

ACTE PREMIER - Scène XIII


(FRÉDÉRIC, ARLEQUIN)
(Il entre en comptant de l'argent dans son chapeau.)

FRÉDÉRIC
Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche ?

ARLEQUIN
Chut ! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller ; n'est-ce pas trois sols que je perds ?

FRÉDÉRIC
Cela est juste.

ARLEQUIN
Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec !

FRÉDÉRIC
Quoi ! tu jures pour trois sols de perte ! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole.

ARLEQUIN
Le brave conseiller que vous êtes ! (Il saute.)
Hi ! hi ! Vous méritez bien une cabriole.

FRÉDÉRIC
Te voilà de meilleure humeur.

ARLEQUIN
Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons ; je ne vous comptais pas, au moins.

FRÉDÉRIC
J'en suis persuadé.

ARLEQUIN
(, recomptant son argent.)
Mais il me manque toujours trois sols.

FRÉDÉRIC
Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole.

ARLEQUIN
Il y a bien des trois sols dans une pistole ! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau.

FRÉDÉRIC
Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre.

ARLEQUIN
Ho ho deux cabrioles.

FRÉDÉRIC
Aimes-tu l'argent ?

ARLEQUIN
Beaucoup.

FRÉDÉRIC
Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune ?

ARLEQUIN
Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience.

FRÉDÉRIC
Écoute ; j'ai bien peur que la faveur de ton maître ne soit pas longue ; elle est un grand coup de hasard.

ARLEQUIN
C'est comme s'il avait gagné aux cartes.

FRÉDÉRIC
Le connais-tu ?

ARLEQUIN
Non, je crois que c'est quelque enfant trouvé.

FRÉDÉRIC
Je te conseillerais de t'attacher à quelqu'un de stable ; à moi, par exemple.

ARLEQUIN
Ah ! vous avez l'air d'un bon homme ; mais vous êtes trop vieux.

FRÉDÉRIC
Comment, trop vieux !

ARLEQUIN
Oui, vous mourrez bientôt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié.

FRÉDÉRIC
J'espère que tu ne seras pas bon prophète ; mais je puis te faire beaucoup de bien en très peu de temps.

ARLEQUIN
Tenez, vous avez raison ; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit ; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille ; et voilà comme je dis : un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout ? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout ; cela n'est-il pas magnifique ?

FRÉDÉRIC
Tu me cites là de beaux avantages ! Je ne prétends pas que tu t'attaches à moi pour être mon domestique ; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien.

ARLEQUIN
Oh ! dame ! ma prudence dit que vous avez raison ; je suis debout, et vous me faites asseoir ; cela vaut mieux.

FRÉDÉRIC
Il n'y a point de comparaison.

ARLEQUIN
Pardi ! vous me traitez comme votre enfant ; il n'y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille ! voilà une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises ; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant !

FRÉDÉRIC
Oui, ta physionomie me plaît, je te trouve un bon garçon.

ARLEQUIN
Oh ! pour cela, je suis drôle comme un coffre ; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble ; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hâte d'être riche et bien aise.

FRÉDÉRIC
Ils te sont assurés, te dis-je ; mais il faut que tu me rendes un petit service ; puisque tu te donnes à moi, tu n'en dois pas faire de difficulté.

ARLEQUIN
Je vous regarde comme mon père.

FRÉDÉRIC
Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio ; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le décèlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement ; et en attendant que je te récompense entièrement voilà par avance de l'argent que je te donne encore.

ARLEQUIN
Avancez-moi encore la fille ; nous la rabattrons sur le reste.

FRÉDÉRIC
On ne paie un service qu'après qu'il est rendu, mon enfant ; c'est la coutume.

ARLEQUIN
Coutume de vilain que cela !

FRÉDÉRIC
Tu n'attendras que trois semaines.

ARLEQUIN
J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille à compte ; je ne plaiderai pas contre mon écrit.

FRÉDÉRIC
Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis ; pourquoi hésites-tu ?

ARLEQUIN
Tout franc, c'est que la commission me chiffonne.

FRÉDÉRIC
Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir !

ARLEQUIN
Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien à lui dire ; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon ; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maître, là ?

FRÉDÉRIC
C'est une simple curiosité qui me prend.

ARLEQUIN
Hom… il y a de la malice là-dessous ; vous avez l'air d'un sournois ; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien.

FRÉDÉRIC
Que te mets-tu donc dans l'esprit ? Tu n'y songes pas, Arlequin.

ARLEQUIN
(, d'un ton triste.)
Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine à m'empêcher d'être un coquin ; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'ôte mon bien, mes emplois et une jolie fille ? Par la mardi, vous êtes bien méchant, d'avoir été trouver l'invention de cette fille.

FRÉDÉRIC
(, à part.)
Ce butor-là m'inquiète avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d'être si longtemps à prendre ton parti ? D'où vient ton scrupule ? De quoi s'agit-il ? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-être, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds ?

ARLEQUIN
Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur ; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon ; vos emplois, de la marchandise de chien ; voilà mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maître ; peut-être récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience.

FRÉDÉRIC
Comment ! tu vas trouver la Princesse et ton maître ! Et d'où vient ?

ARLEQUIN
Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise.

FRÉDÉRIC
Misérable ! as-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer ?

ARLEQUIN
Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la réputation ?

FRÉDÉRIC
Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras ; m'entends-tu bien ?

ARLEQUIN
(, se moquant.)
Brrrr ! ma vie n'a jamais servi de caution ; je boirai encore bouteille trente ans après votre trépassement. Vous êtes vieux comme le père à trétous2, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu.

FRÉDÉRIC
(, outré.)
Arrête, Arlequin ; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler ; c'est toi-même que je te conjure d'épargner, en te priant de sauver mon honneur ; encore une fois ; arrête, la situation d'esprit où tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence.

ARLEQUIN
(, comme transporté.)
Comment ! cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols : est-ce que cela se fait ? Moi, je prends cela, parce que je suis honnête, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné3 le cœur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bâton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maître, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse ; cela se peut-il souffrir ?

FRÉDÉRIC
Doucement, Arlequin ; quelqu'un peut venir ; j'ai tort mais finissons ; j'achèterai ton silence de tout ce que tu voudras ; parle, que me demandes-tu ?

ARLEQUIN
Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde.

FRÉDÉRIC
Dis ce que tu veux ; tes longueurs me tuent.

ARLEQUIN
(, réfléchissant.)
Pourtant, ce que c'est que d'être honnête homme ! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous ! Allons, présentez-moi votre requête, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait ; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous êtes Arlequin.

FRÉDÉRIC
(, à part.)
Je ne sais où j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinité d'autres présomptions, et la quantité d'argent que je lui ai donné prouve encore contre moi. (À Arlequin.)
Finissons, mon enfant, que te faut-il ?

ARLEQUIN
Oh tout bellement ; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi ; à cette heure que c'est vous qui l'êtes, je veux prendre ma revanche.

FRÉDÉRIC
(soupire.)
Ah je suis perdu !

ARLEQUIN
(, à part.)
Il me fait pitié. Allons, consolez-vous ; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot ; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous.

FRÉDÉRIC
Tu n'as qu'à dire.

ARLEQUIN
Avez-vous encore de cet argent jaune ? J'aime cette couleur-là ; elle dure plus longtemps qu'une autre.

FRÉDÉRIC
Voilà tout ce qui m'en reste.

ARLEQUIN
Bon ; ces pistoles-là, c'est pour votre pénitence de m'avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois.

FRÉDÉRIC
Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maître.

ARLEQUIN
J'aurai un commis ; et pour l'argent qu'il m'en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an.

FRÉDÉRIC
Soit, tu seras content ; mais me promets-tu de te taire ?

ARLEQUIN
Touchez là ; c'est marché fait.

FRÉDÉRIC
Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille.

ARLEQUIN
(, le rappelant.)
St st st st st…

FRÉDÉRIC
(, revenant.)
Que me veux-tu ?

ARLEQUIN
Et à propos, nous oublions cette jolie fille.

FRÉDÉRIC
Tu dis que c'est une guenon.

ARLEQUIN
Oh j'aime assez les guenons.

FRÉDÉRIC
Eh bien ! je tâcherai de te la faire avoir.

ARLEQUIN
Et moi, je tâcherai de me taire.

FRÉDÉRIC
Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantôt ; tu la verras. (À part.)
Peut-être me le débauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire.

ARLEQUIN
Je veux avoir son cœur sans tricherie.

FRÉDÉRIC
Sans doute ; sortons d'ici.

ARLEQUIN
Dans un quart d'heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prête.


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