(FRÉDÉRIC, LÉLIO)
FRÉDÉRIC
Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot ?
LÉLIO
Volontiers, Monsieur.
FRÉDÉRIC
Je me flatte d'être de vos amis.
LÉLIO
Vous me faites honneur.
FRÉDÉRIC
Sur ce pied-là, je prendrai la liberté de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrétaire d'État de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire à sa place ; dans le rang où je suis ; je n'ai plus qu'un pas à faire pour la remplir ; naturellement elle me paraît due ; il y a vingt-cinq ans que je sers l'État en qualité de conseiller de la Princesse ; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense à moi ; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous.
LÉLIO
(, le regardant d'un air aisé.)
Vous y dites donc beaucoup de bien de moi ?
FRÉDÉRIC
Assurément.
LÉLIO
Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela.
FRÉDÉRIC
Je vous le répète encore. D'où vient que vous me tenez ce discours ?
LÉLIO
(, après l'avoir examiné.)
Oui, vous soutenez cela à merveille ; l'admirable homme de cour que vous êtes !
FRÉDÉRIC
Je ne vous comprends pas.
LÉLIO
Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnête homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'à trahir ses sentiments.
FRÉDÉRIC
Jusqu'à trahir mes sentiments ! Et par où jugez-vous que l'amitié dont je vous parle ne soit pas vraie ?
LÉLIO
Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal ; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne.
FRÉDÉRIC
Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi.
LÉLIO
C'est de la Princesse elle-même que je tiens ce que je vous dis ; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystère, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore ; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d'en prendre. Oh ! si vous appelez cela de l'amitié, vous en avez beaucoup pour moi ; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition.
FRÉDÉRIC
(, d'un ton sérieux.)
Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l'État m'a fait tenir ces discours-là, et que je craignais qu'on ne se repentît de vous avancer trop ; je vous ai cru suspect et dangereux ; voilà la vérité.
LÉLIO
Parbleu ! vous me charmez de me parler ainsi ! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'être dangereux pour l'État ? Vous êtes louable, Monsieur, et votre zèle est digne de récompense ; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançât, parce que vous me croyez un espion ; et moi je craindrais qu'on ne vous fît ministre, parce que je ne crois pas que l'État y gagnât ; ainsi je ne parlerai point pour vous… Ne m'en louez-vous pas aussi ?
FRÉDÉRIC
Vous êtes fâché.
LÉLIO
Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous.
FRÉDÉRIC
Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre.
LÉLIO
Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l'État, il faudrait travailler à vous faire ministre.
FRÉDÉRIC
Vous refusez l'offre que je vous fais !
LÉLIO
Un espion devenir votre gendre ! Votre fille devenir la femme d'un aventurier ! Ah ! je vous demande grâce pour elle ; j'ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition ; c'est trop aimer la fortune.
FRÉDÉRIC
Je crois offrir ma fille à un homme d'honneur ; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune ! Qui est-ce qui n'aimerait pas à gouverner ?
LÉLIO
Celui qui en serait digne.
FRÉDÉRIC
Celui qui en serait digne ?
LÉLIO
Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-là n'y verrait que de la peine.
FRÉDÉRIC
Vous avez bien de la fierté.
LÉLIO
Point du tout, ce n'est que du zèle.
FRÉDÉRIC
Ne vous flattez pas tant ; on peut tomber de plus haut que vous n'êtes, et la Princesse verra clair un jour.
LÉLIO
Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent ; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l'heure.
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