Le Prince travesti
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ACTE II - Scène VII

Marivaux

ACTE II - Scène VII


(LÉLIO, HORTENSE)

LÉLIO
Enfin, Madame, il est temps que vous décidiez de mon sort, il n'y a point de moments à perdre. Vous venez d'entendre la Princesse ; elle veut que je prononce sur le mariage qu'on lui propose. Si je refuse de le conclure, c'est entrer dans ses vues, et lui dire que je l'aime ; si je le conclus, c'est lui donner des preuves d'une indifférence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante ; que résolvez-vous en ma faveur ? Il faut que je me dérobe d'ici incessamment ; mais vous, Madame, y resterez-vous ? Je puis vous offrir un asile où vous ne craindrez personne. Oserai-je espérer que vous consentiez aux mesures promptes et nécessaires ?…

HORTENSE
Non, Monsieur, n'espérez rien, je vous prie ; ne parlons plus de votre cœur, et laissez le mien en repos ; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu ; je n'entends parler que d'amour à droite et à gauche, il m'environne ; il m'obsède, et le vôtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus.

LÉLIO
Quoi ! Madame, c'en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez ?

HORTENSE
Si vous cherchez à m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte ; je n'aime point qu'on exerce mon courage.

LÉLIO
Ah ! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour résister à ma douleur.

HORTENSE
Eh ! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent ; brisons là-dessus.

LÉLIO
Il n'est que trop vrai que vous pouvez m'écouter sans aucun risque.

HORTENSE
Il n'est que trop vrai ! Oh ! je suis plus difficile en vérités que vous ; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous ! En vérité, Monsieur, vous n'y songez pas : il n'est que trop vrai ! Si cela était si vrai, j'en saurais quelque chose ; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas.

LÉLIO
Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu'ai-je fait depuis tantôt qui puisse mériter que vous la combattiez ?

HORTENSE
Ce que vous avez fait ? Pourquoi me rencontrez-vous ici ? Qu'y venez-vous chercher ? Vous êtes arrivé à la cour ; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime ; vous dépendez d'elle, j'en dépends de même ; elle est jalouse de moi : voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remède à cela, puisque je n'en trouve point.

LÉLIO
(, étonné.)
La Princesse est jalouse de vous ?

HORTENSE
Oui, très jalouse : peut-être actuellement sommes-nous observés l'un et l'autre ; et après cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime ; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver : car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon cœur vous serait inutile ; vous ne m'écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh ! Lélio, qu'est-ce que c'est que votre amour ? Vous ne me ménagez point ; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nôtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage ? Je refuse de vous aimer : qu'est-ce que j'y gagne ? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir ? Non, Lélio, non ; le plaisir n'est pas grand. Vous êtes un ingrat ; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empêche de vous aimer ? cela est-il si difficile ? n'ai-je pas le cœur libre ? n'êtes-vous pas aimable ? ne m'aimez-vous pas assez ? que vous manque-t-il ? vous n'êtes pas raisonnable. Je vous refuse mon cœur avec le péril qu'il y a de l'avoir ; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l'aurez point ; voilà d'où me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous ? Que vous faut-il ? Qu'appelez-vous aimer ? Je n'y comprends rien.

LÉLIO
(, vivement.)
C'est votre main qui manque à mon bonheur.

HORTENSE
(, tendrement.)
Ma main !… Ah ! je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux ; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durât longtemps.

LÉLIO
(, animé.)
Mon cœur ne peut suffire à toute ma tendresse. Madame, prêtez-moi, de grâce, un moment d'attention, je vais vous instruire.

HORTENSE
Arrêtez, Lélio ; j'envisage un malheur qui me fait frémir ; je ne sache rien de si cruel que votre obstination ; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon cœur en repos, vous n'en faites rien ; voilà qui est fini ; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté ; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours : c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique ; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une manière de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu'à présent vous ayez envie de parler de votre amour ; ainsi changeons de sujet.

LÉLIO
Oui, Madame, je vois bien que votre résolution est prise. La seule espérance d'être uni pour jamais avec vous m'arrêtait encore ici ; je m'étais flatté, je l'avoue ; mais c'est bien peu de chose que l'intérêt que l'on prend à un homme à qui l'on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien ; vos refus n'en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame ; il n'y a plus de séjour ici pour moi ; je pars dans l'instant, et je ne vous oublierai jamais. Il s'éloigne.

HORTENSE
(, pendant qu'il s'en va.)
Oh ! je ne sais plus où j'en suis ; je n'avais pas prévu ce coup-là. (Elle l'appelle.)
Lélio !

LÉLIO
(, revenant.)
Que me voulez-vous, Madame ?

HORTENSE
Je n'en sais rien ; vous êtes au désespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela.

LÉLIO
Vous me haïrez si je ne vous quitte.

HORTENSE
Je ne vous hais plus quand vous me quittez.

LÉLIO
Daignez donc consulter votre cœur.

HORTENSE
Vous voyez bien les conseils qu'il me donne ; vous partez, je vous rappelle ; je vous rappellerai, si je vous renvoie ; mon cœur ne finira rien.

LÉLIO
Eh ! Madame, ne me renvoyez plus ; nous échapperons aisément à tous les malheurs que vous craignez ; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance…

HORTENSE
(, vivement.)
Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Échapper à nos malheurs ! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici ? le pourrons-nous ? n'a-t-on pas les yeux sur nous ? ne serez-vous pas arrêté ? Adieu ; je vous dois la vie ; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vôtre. Vous dites que vous m'aimez ; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel ; partez, ma tendresse vous l'ordonne ; ou restez ici l'homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse.
(Elle s'en va comme en colère.)

LÉLIO
(, d'un ton de dépit.)
Je partirai donc, puisque vous le voulez ; mais vous prétendez me sauver la vie, et vous n'y réussirez pas.

HORTENSE
(, se retournant de loin.)
Vous me rappelez donc à votre tour ?

LÉLIO
J'aime autant mourir que de ne vous plus voir.

HORTENSE
Ah ! voyons donc les mesures que vous voulez prendre.

LÉLIO
(, transporté de joie.)
Quel bonheur ! je ne saurais retenir mes transports.

HORTENSE
(, nonchalamment.)
Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien ; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures…

LÉLIO
Que n'ai-je, au lieu d'une couronne qui m'attend, l'empire de la terre à vous offrir ?

HORTENSE
(, avec une surprise modeste.)
Vous êtes né prince ? Mais vous n'avez qu'à me garder votre cœur, vous ne me donnerez rien qui le vaille ; achevons.

LÉLIO
J'attends demain incognito un courrier du roi de Léon, mon père.

HORTENSE
Arrêtez, Prince ; Frédéric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantôt de vos résolutions.

LÉLIO
Je crains encore vos inquiétudes.

HORTENSE
Et moi, je ne crains plus rien ; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde ; vous me l'avez donnée, je m'en trouve bien ; c'est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez.

LÉLIO
Tout ira bien, Madame ; je ne conclurai rien avec l'Ambassadeur pour gagner du temps ; je vous reverrai tantôt.


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