Le Prince travesti
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ACTE II - Scène XIII

Marivaux

ACTE II - Scène XIII


(LÉLIO arrive, HORTENSE, FRÉDÉRIC, ARLEQUIN)

FRÉDÉRIC
Que vous ai-je fait, Madame

ARLEQUIN
(, voyant Lélio)
Ah ! mon maître bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilège que vous m'avez donné tantôt ; eh bien ce privilège est ma perdition : pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lâchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre ; et j'allais faire mes fiançailles.

LÉLIO
Que signifient les paroles qu'il a dites, Madame ? Je m'aperçois qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire dans le palais ; les gardes m'ont reçu avec une froideur qui m'a surpris ; qu'est-il arrivé ?

HORTENSE
Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment où vous vous croyiez seul.

LÉLIO
Eh qu'a-t-il rapporté ?

HORTENSE
Que vous aimiez certaine dame ; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eût vu regarder pendant la fête, et ne vous l'ôtât, si elle savait que vous l'aimiez.

LÉLIO
Et cette dame, l'a-t-on nommée ?

HORTENSE
Non ; mais apparemment on la connaît bien ; et voilà l'obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet.

ARLEQUIN
Oui, c'est fort bien dit ; il m'a corrompu ; j'avais le cœur plus net qu'une perle ; j'étais tout à fait gentil ; mais depuis que je l'ai fréquenté, je vaux moins d'écus que je ne valais de mailles.

FRÉDÉRIC
(, se retirant de son abstraction.)
Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'État et la Princesse en tâchant d'arrêter votre fortune ; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai ; mais quel pouvait être mon dessein ? Suis-je dans un âge à souhaiter un emploi si fatigant ? Non, Monsieur ; trente années d'exercice m'ont rassasié d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos ; mais je voulais m'assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-même au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille ; vous l'avez refusée ; je l'avais prévu, et j'ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succès que pouvait avoir ce projet même. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous êtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son cœur de quoi lui faire oublier ses véritables intérêts et les nôtres, qui étaient qu'elle épousât le roi de Castille. Voilà ce que j'appréhendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas : les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils ; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaître un zèle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zèle, je me vois près d'en être la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-être êtes-vous digne qu'ils réussissent, et la manière dont vous en userez avec moi dans l'état où je suis, l'usage que vous ferez de votre crédit auprès de la Princesse, enfin la destinée que j'éprouverai, décidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je péris après d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte ; je périrai du moins avec la consolation d'avoir été l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent.

ARLEQUIN
Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue.

LÉLIO
(, à Frédéric.)
Je vous sauverai si je puis, Frédéric ; vous me faites du tort ; mais l'honnête homme n'est pas méchant, et je ne saurais refuser ma pitié aux opprobres dont vous couvre votre caractère.

FRÉDÉRIC
Votre pitié !… Adieu, Lélio ; peut-être à votre tour aurez-vous besoin de la mienne.
(Il s'en va.)

LÉLIO
(, à Arlequin.)
Va m'attendre.
(Arlequin sort en pleurant.)


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