Le Prince travesti
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ACTE II - Scène première

Marivaux

ACTE II - Scène première


(LISETTE, ARLEQUIN)

ARLEQUIN
Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance.

LISETTE
Quoi ! un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un ?

ARLEQUIN
Un aussi joli garçon que moi ! Oh ! cela me confond ; je ne mérite pas le pain que je mange.

LISETTE
Pourquoi donc ? Qu'avez-vous fait ?

ARLEQUIN
J'ai fait une insolence ; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes ? dites-moi sans façon ; faites-moi bien de la honte, ne m'épargnez pas.

LISETTE
Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux ; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit.

ARLEQUIN
(, s'agenouillant.)
M'amie, vous n'êtes point assez rude, mais je sais mon devoir.

LISETTE
Levez-vous donc, mon cher ; je vous ai déjà pardonné.

ARLEQUIN
Écoutez-moi ; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit… le reste est si gros qu'il m'étrangle.

LISETTE
Vous avez dit ?…

ARLEQUIN
J'ai dit que vous n'étiez qu'une guenon.

LISETTE
(, fâchée.)
Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle ?

ARLEQUIN
(, pleurant.)
Je confesse que j'en ai menti.

LISETTE
Je me croyais plus supportable ; voilà la vérité.

ARLEQUIN
Ne vous ai-je pas dit que j'étais un misérable ? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois… ois… ois… ois…

LISETTE
Comment ! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là ? Vous ne m'aviez jamais vue ?

ARLEQUIN
Pas seulement le bout de votre nez.

LISETTE
Eh ! mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent ?

ARLEQUIN
Vous êtes délicieuse.

LISETTE
Eh bien ! vous ne m'avez pas insultée ; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l'amour que vous avez pour moi ? Allez, mon ami, ne songez plus à cela.

ARLEQUIN
Quand je vous regarde, je me trouve si sot !

LISETTE
Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez ; car vous me plaisez beaucoup, vous.

ARLEQUIN
(, charmé.)
Oh ! oh ! oh ! vous me faites mourir d'aise.

LISETTE
Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez ?

ARLEQUIN
Tenez, je vous aime… Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime ?… Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte.

LISETTE
Vous voulez m'épouser ?

ARLEQUIN
Oh ! je ne badine point ; je vous recherche honnêtement, par-devant notaire.

LISETTE
Vous êtes tout à moi ?

ARLEQUIN
Comme un quarteron d'épingles que vous auriez acheté chez le marchand.

LISETTE
Vous avez envie que je sois heureuse ?

ARLEQUIN
Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie : manger, boire et dormir, voilà l'ouvrage que je vous souhaite.

LISETTE
Eh bien ! mon ami, il faut que je vous avoue une chose ; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours.

ARLEQUIN
Oh ! oh !

LISETTE
Vous passâtes dans ce moment-là, et on me dit : voyez-vous ce joli brunet qui passe ? il s'appelle Arlequin.

ARLEQUIN
Tout juste.

LISETTE
Il vous aimera.

ARLEQUIN
Ah ! l'habile homme !

LISETTE
Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu ; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien ; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusé au seigneur Frédéric ; et de là, s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu'on m'a prédit. Vous m'aimez déjà, vous voulez m'épouser ; la prédiction est bien avancée ; à l'égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c'est ; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit ; quant à moi, il m'a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez.

ARLEQUIN
(, étonné.)
Cela est admirable ! je vous aime, cela est vrai ; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m'a proposé d'être un fripon ; je n'ai pas voulu l'être, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par là ; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d'arriver.

LISETTE
Prenez garde : on ne m'a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie ; on m'a seulement prédit que vous croiriez que c'en serait une.

ARLEQUIN
Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompé.

LISETTE
Cela va tout seul.

ARLEQUIN
Je suis un grand nigaud ; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin ; je suis fâché d'avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric ; je lui ai fait donner tout son argent ; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution ; je ne devinais pas qu'il y avait une prédiction qui me donnait le tort.

LISETTE
Sans doute.

ARLEQUIN
Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse.

LISETTE
Oh ! gardez ce que vous avez reçu.

ARLEQUIN
Cet argent-là m'était dû comme une lettre de change ; si j'allais le rendre, cela gâterait l'horoscope, et il ne faut pas aller à l'encontre d'un astrologue.

LISETTE
Vous avez raison. Il ne s'agit plus à présent que d'obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise.

ARLEQUIN
Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prédiction m'a transporté à vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise.

LISETTE
(, riant.)
L'astrologue n'a pas parlé de cet article-là.

ARLEQUIN
Il l'aura peut-être oublié.

LISETTE
Apparemment ; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui.

ARLEQUIN
Voilà mon maître ; je dois être encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur Frédéric.

LISETTE
Ne tardez pas.


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