Le Prince travesti
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ACTE II - Scène VIII

Marivaux

ACTE II - Scène VIII


(L'AMBASSADEUR, LÉLIO, FRÉDÉRIC)

FRÉDÉRIC
(, à part à l'Ambassadeur.)
Vous sentirez, j'en suis sûr, jusqu'où va l'audace de ses espérances.

L'AMBASSADEUR
(, à Lélio.)
Vous savez, Monsieur, ce qui m'amène ici, et votre habileté me répond du succès de ma commission. Il s'agit d'un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maître. Tout invite à le conclure ; jamais union ne fut peut-être plus nécessaire. Vous n'ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prétendent avoir sur une partie de cet État, par les alliances…

LÉLIO
Laissons là ces droits historiques, Monsieur ; je sais ce que c'est ; et quand on voudra, la Princesse en produira de même valeur sur les États du roi votre maître. Nous n'avons qu'à relire aussi les alliances passées, vous verrez qu'il y aura quelqu'une de vos provinces qui nous appartiendra.

FRÉDÉRIC
Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit.

L'AMBASSADEUR
Laissons-les donc pour le présent, j'y consens ; mais la trop grande proximité des deux États entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientôt entre deux nations voisines, et dont les intérêts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatigués ; mille occasions vous ont prouvé que vos ressources sont inégales aux nôtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez à des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n'avait été occupée ailleurs, les choses auraient bien changé de face.

LÉLIO
Point du tout ; il en aurait été de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siècles que cet État se défend contre le vôtre, où sont vos progrès ? Je n'en vois point qui puissent justifier cette grande inégalité de forces dont vous parlez.

L'AMBASSADEUR
Vous ne vous êtes soutenus que par des secours étrangers.

LÉLIO
Ces mêmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services ; et voilà comment subsistent les États : la politique de l'un arrête l'ambition de l'autre.

FRÉDÉRIC
Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un même maître.

LÉLIO
Fort bien ; mais nos peuples n'ont-ils pas leurs lois particulières ? Êtes-vous sûr, Monsieur, qu'ils voudront bien passer sous une domination étrangère, et peut-être se soumettre aux coutumes d'une nation qui leur est antipathique ?

L'AMBASSADEUR
Désobéiront-ils à leur souveraine ?

LÉLIO
Ils lui désobéiront par amour pour elle.

FRÉDÉRIC
En ce cas-là, il ne sera pas difficile de les réduire.

LÉLIO
Y pensez-vous, Monsieur ? S'il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l'entendez, ce n'est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos ; il n'appartient qu'à la fureur d'un ennemi de leur faire un présent si funeste.

FRÉDÉRIC
(, à part, à l'Ambassadeur.)
Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit.

L'AMBASSADEUR
(, à Lélio.)
Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose ?

LÉLIO
Je ne le rejette point ; mais il mérite réflexion. Il faut examiner mûrement les choses ; après quoi, je conseillerai à la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples ; le seigneur Frédéric dira ses raisons, et moi les miennes.

FRÉDÉRIC
On décidera sur les vôtres.

L'AMBASSADEUR
(, à Lélio.)
Me permettez-vous de vous parler à cœur ouvert ?

LÉLIO
Vous êtes le maître.

L'AMBASSADEUR
Vous êtes ici dans une belle situation, et vous craignez d'en sortir, si la Princesse se marie ; mais le Roi mon maître est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j'en réponds pour lui.

LÉLIO
(, froidement.)
Ah ! de grâce, ne citez point ici le Roi votre maître ; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l'associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d'une manière noble et digne d'eux ; c'est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille.

L'AMBASSADEUR
Arrêtons là. Une discussion là-dessus nous mènerait trop loin ; il ne me reste qu'un mot à vous dire ; et ce n'est plus le roi de Castille, c'est moi qui vous parle à présent. On m'a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s'agit, tout convenable, tout nécessaire qu'il est, si jamais la Princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l'on prétend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n'ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore.

LÉLIO
Vous m'allez encore parler à cœur ouvert, Monsieur, et si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien ; la franchise ne vous réussit pas ; le Roi votre maître s'en est mal trouvé tout à l'heure, et vous m'inquiétez pour la Princesse.

L'AMBASSADEUR
Ne craignez rien ; loin de manquer moi-même à ce que je lui dois, je ne veux que l'apprendre à ceux qui l'oublient.

LÉLIO
Voyons ; j'en sais tant là-dessus, que je suis en état de corriger vos leçons mêmes. Que dit-on de moi ?

L'AMBASSADEUR
Des choses hors de toute vraisemblance.

FRÉDÉRIC
Ne les expliquez point ; je crois savoir ce que c'est ; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimère.

LÉLIO
(, regardant Frédéric.)
N'importe ; je serai bien aise de voir jusqu'où va la lâche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j'aurais fait bien du mal si j'avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu'un honnête homme se venge. Revenons.

L'AMBASSADEUR
Non, le seigneur Frédéric a raison ; n'expliquons rien ; ce sont des illusions. Un homme d'esprit comme vous, dont la fortune est déjà si prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu'on vous attribue. La Princesse n'est sans doute que l'objet de vos respects ; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le détruire, je vous conseillerais de porter la Princesse à un mariage avantageux à l'État.

LÉLIO
Je vous suis très obligé de vos conseils, Monsieur ; mais j'ai regret à la peine que vous prenez de m'en donner. Jusqu'ici les Ambassadeurs n'ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n'ose renverser l'ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre.

L'AMBASSADEUR
Je n'ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l'inclination pour la Princesse sur un portrait qu'il en a vu ; c'est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l'égalité d'âge et la politique doivent presser de part et d'autre. S'il ne s'achève pas, si vous en détournez la Princesse par des motifs qu'elle ne sait pas, faites du moins qu'à son tour ce prince ignore les secrètes raisons qui s'opposent en vous à ce qu'il souhaite ; la vengeance des princes peut porter loin ; souvenez-vous-en.

LÉLIO
Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l'examinerons plus à loisir ; mais si les raisons secrètes que vous voulez dire étaient réelles, Monsieur, je ne laisserais pas que d'embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez.

L'AMBASSADEUR
(, outré.)
De vous ?

LÉLIO
(, froidement.)
Oui, de moi.

L'AMBASSADEUR
Doucement ; vous ne savez pas à qui vous parlez.

LÉLIO
Je sais qui je suis, en voilà assez.

L'AMBASSADEUR
Laissez là ce que vous êtes, et soyez sûr que vous me devez respect.

LÉLIO
Soit ; et moi je n'ai, si vous le voulez, que mon cœur pour tout avantage ; mais les égards que l'on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l'on doit aux princes ; et fussiez-vous le roi de Castille même, si vous êtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive ; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle méritaient de votre part plus d'attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu'il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s'agit est vraiment convenable.
(Il sort fièrement.)


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