Le Prince travesti
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ACTE PREMIER - Scène VI

Marivaux

ACTE PREMIER - Scène VI


(LÉLIO, HORTENSE, à qui UN GARDE dit en montrant Lélio.)

UN GARDE
Le voilà, Madame.

LÉLIO
(, surpris.)
Je connais cette dame-là.

HORTENSE
(, étonnée.)
Que vois-je ?

LÉLIO
(, s'approchant.)
Me reconnaissez-vous, Madame ?

HORTENSE
Je crois que oui, Monsieur.

LÉLIO
Me fuirez-vous encore ?

HORTENSE
Il le faudra peut-être bien.

LÉLIO
Eh pourquoi donc le faudra-t-il ? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue ?

HORTENSE
Monsieur, la conversation commence d'une manière qui m'embarrasse ; je ne sais que vous répondre ; je ne saurais vous dire que vous me plaisez.

LÉLIO
Non, Madame ; je ne l'exige point non plus ; ce bonheur-là n'est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence.

HORTENSE
Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'êtes trop, mais de quoi s'agit-il ? Je vous estime, je vous ai une grande obligation ; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons ; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse ; que pourriez-vous me vouloir encore ?

LÉLIO
Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon cœur.

HORTENSE
Oh ! je vous consolerais mal ; je n'ai point de talents pour être confidente.

LÉLIO
Vous, confidente, Madame ! Ah ! vous ne voulez pas m'entendre.

HORTENSE
Non, je suis naturelle ; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence.

LÉLIO
Eh quoi ! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments ?

HORTENSE
Le chagrin que vous eûtes en me quittant ? et à propos de quoi ? Qu'est-ce que c'était que votre tristesse ? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus.

LÉLIO
Que ne m'en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare ?

HORTENSE
Quoi ! c'est là ce que vous entendiez ? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là, je vous prie de croire que j'étais dans la meilleure foi du monde.

LÉLIO
Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage.

HORTENSE
(, le regardant de côté.)
Vous ne m'avez donc point oubliée ?

LÉLIO
Non, Madame, je ne l'ai jamais pu ; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais… Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai ! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra ; mais je vois bien que je me suis trompé.

HORTENSE
Je me souviens de ce regard-là, par exemple.

LÉLIO
Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi ?

HORTENSE
Je pensais apparemment que je vous devais la vie.

LÉLIO
C'était donc une pure reconnaissance ?

HORTENSE
J'aurais de la peine à vous rendre compte de cela ; j'étais pénétrée du service que vous m'aviez rendu, de votre générosité ; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'étais peut-être moi-même ; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner ; il y a des moments où des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met ; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passée de savoir votre secret.

LÉLIO
Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul ?

HORTENSE
Tout seul ! ôtez-moi donc mon cœur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même… Que vous dirai-je ? je me méfie de tout.

LÉLIO
Il est vrai que votre pitié m'est bien due ; j'ai plus d'un chagrin ; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous étiez mariée.

HORTENSE
Hé bien, je suis veuve ; perdez du moins la moitié de vos chagrins ; à l'égard de celui de n'être point aimé…

LÉLIO
Achevez, Madame : à l'égard de celui-là ?…

HORTENSE
Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée… Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maîtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi ? À quoi donc mon amour aboutirait-il ?

LÉLIO
Il n'aboutira à rien, dès lors qu'il n'est qu'une supposition.

HORTENSE
J'avais oublié que je le supposais.

LÉLIO
Ne deviendra-t-il jamais réel ?

HORTENSE
(, s'en allant.)
Je ne vous dirai plus rien ; vous m'avez demandé la consolation de m'ouvrir votre cœur, et vous me trompez ; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez ; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. (Elle part.)


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