Le Prince travesti
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ACTE PREMIER - Scène III

Marivaux

ACTE PREMIER - Scène III


(LA PRINCESSE, HORTENSE, ARLEQUIN)
(Arlequin arrive d'un air désœuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Pincesse et Hortense, et veut s'en aller.)

LA PRINCESSE
Que cherches-tu, Arlequin ? ton maître est-il dans le palais ?

ARLEQUIN
Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie ; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne.

LA PRINCESSE
Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maître ?

ARLEQUIN
Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantôt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir ; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi ! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets ! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder ; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes ! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela ? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille ? (Hortense rit.)
Voilà votre camarade qui rit ; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame ; je salue Votre Grandeur.

LA PRINCESSE
Arrête, arrête…

HORTENSE
Tu n'as point dit de sottise ; au contraire, tu me parais de bonne humeur.

ARLEQUIN
Pardi ! je ris toujours ; que voulez-vous ? je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m'amuse à être gaillard ; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde.

HORTENSE
Ta condition est-elle bonne ? Es-tu bien avec Lélio ?

ARLEQUIN
Fort bien : nous vivons ensemble de bonne amitié ; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus ; je suis drôle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez ; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas ; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie.

LA PRINCESSE
(, à part.)
Il est aussi babillard que joyeux.

ARLEQUIN
Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame ?

HORTENSE
Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maître ; car on dit qu'il est grand seigneur.

ARLEQUIN
Il a l'air d'un garçon de famille.

HORTENSE
Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est.

ARLEQUIN
Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille ; je lui fis un petit plaisir ; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué ; je lui répondis : tant pis. Il me dit : tu me plais, veux-tu venir avec moi ? Je lui dis : tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait ; il prit encore d'autre monde ; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable ; car parlant par respect, j'ai été près d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah ! les mauvaises mazettes !

LA PRINCESSE
(, en riant.)
Tu es un historien bien exact.

ARLEQUIN
Oh ! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien ; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maître et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur ; car on l'appelle favori ; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi ; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié ; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drôle de métier que d'avoir un maître ici qui a fait fortune ; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet.

LA PRINCESSE
Nous n'en apprendrons rien ; allons-nous-en. Adieu, Arlequin.

ARLEQUIN
Ah ! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là… (Quand elles sont parties.)
Cette Princesse est une bonne femme ; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon ! voilà mon maître.


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