Le Prince travesti
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ACTE PREMIER - Scène II

Marivaux

ACTE PREMIER - Scène II


(LA PRINCESSE, HORTENSE)

LA PRINCESSE
Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m'est arrivé une grande aventure.

HORTENSE
Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ.

LA PRINCESSE
Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n'étais pas ; mais nous avions des témoins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos.

HORTENSE
Que vous est-il donc arrivé, Madame ? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi.

LA PRINCESSE
Non, sans doute. Le sang nous unit ; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère ; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses.

HORTENSE
Moi, Madame, les condamner ! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse ? Que ferions-nous d'une personne parfaite ? À quoi nous serait-elle bonne ? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre cœur, à ses petits besoins ? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements ? Croyez-moi Madame ; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce ; avec cela vous nous ressemblerez un peu ; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie ; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude ?

LA PRINCESSE
J'aime, voilà ma peine.

HORTENSE
Que ne dites-vous : j'aime, voilà mon plaisir ? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites.

LA PRINCESSE
Non, je vous assure ; elle m'embarrasse beaucoup.

HORTENSE
Mais vous êtes aimée, sans doute ?

LA PRINCESSE
Je crois voir qu'on n'est pas ingrat.

HORTENSE
Comment, vous croyez voir ! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme ? Oh ! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez.

LA PRINCESSE
Je règne ; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects.

HORTENSE
Eh bien ! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample ? Car qu'est-ce que c'est que du respect ? L'amour est bien enveloppé là-dedans. Sans lui dire précisément : expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard ? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut ?

LA PRINCESSE
Je n'ose, Hortense, un reste de fierté me retient.

HORTENSE
Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question ?

LA PRINCESSE
Vous avez entendu parler de Lélio ?

HORTENSE
Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille.

LA PRINCESSE
Celui qui commandait l'armée l'engagea par mon ordre à venir ici ; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas été moins avantageux que sa valeur ; c'est d'ailleurs l'âme la plus généreuse…

HORTENSE
Est-il jeune ?

LA PRINCESSE
Il est dans la fleur de son âge.

HORTENSE
De bonne mine ?

LA PRINCESSE
Il me le paraît.

HORTENSE
Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son cœur ; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c'est cœur pour cœur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons ; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous ; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame ; ce calcul-là mérite attention.

LA PRINCESSE
Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'épouse, savez-vous qu'il n'est, à ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince ? Il est vrai que dans nos États le privilège des princesses qui règnent est d'épouser qui elles veulent ; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges.

HORTENSE
Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'être, c'est la même chose ; un peu d'attention, s'il vous plaît. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince ; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement ; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maîtres ; donnez à vos sujets un souverain vertueux ; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance.

LA PRINCESSE
Vous avez raison, et vous m'encouragez ; mais, ma chère Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maître ; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n'épouser qu'un particulier ?

HORTENSE
Si vous aurez bonne grâce ? Eh ! qui en empêchera ? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce ?

LA PRINCESSE
Eh bien ! Hortense, je vous en croirai ; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio ; souffrez que je vous charge de ce soin-là, et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez.

HORTENSE
Avec plaisir, Madame ; car j'aime à faire de bonnes actions. À la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là, il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément : ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple ; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grâce en épousant Lélio ; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père. Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire.

LA PRINCESSE
Quel fonds de gaieté !… Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants ; vous n'avez été qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d'enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier ; où prendrez-vous votre postérité ?

HORTENSE
Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie… Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être ; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousât, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble ; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'œil un peu froid ; m'adorant aujourd'hui, m'idolâtrant demain ; plus qu'idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux ; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de cœurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là, disais-je en moi-même ; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirât de joie. Hélas ! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente ; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie ; le troisième elle baissa à vue d'œil, et le quatrième il n'y en avait plus. Ah ! c'était un triste personnage après cela que le mien.

LA PRINCESSE
J'avoue que cela est affligeant.

HORTENSE
Affligeant, Madame, affligeant ! Imaginez-vous ce que c'est que d'être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Être aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices ; c'est être l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son âme ; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes ; c'est voir sans cesse qu'on est aimable : ah ! que cela est doux à voir ! le charmant point de vue pour une femme ! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien ! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus ; et mettez-vous vis-à-vis de lui ; la jolie figure que vous y ferez ! Quel opprobre ! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non ; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit ; vous plaignez-vous, il querelle ; quelle vie ! quelle chute ! quelle fin tragique ! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures ; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio.

LA PRINCESSE
Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes.

HORTENSE
Cela est inutile ; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là-dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie ; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon cœur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu'il devint alors ; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours ; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait ; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre ; mais sans le regarder il s'éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais ; ainsi mon cœur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous ?

LA PRINCESSE
C'est un homme à Lélio.

HORTENSE
Il me vient une idée pour vous ; ne saurait-il pas qui est son maître ?

LA PRINCESSE
Il n'y a pas d'apparence ; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques.

HORTENSE
N'importe, faisons-lui toujours quelque question.


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