(LA PRINCESSE, HORTENSE)
LA PRINCESSE
Ma chère Hortense, apparemment que ma rêverie est contagieuse ; car vous devenez rêveuse aussi bien que moi.
HORTENSE
Que voulez-vous, Madame ? Je vous vois rêver, et cela me donne un air pensif ; je vous copie de figure.
LA PRINCESSE
Vous copiez si bien, qu'on s'y méprendrait. Quant à moi, je ne suis point tranquille ; le rapport que vous me faites de Lélio ne me satisfait pas. Un homme à qui vous avez fait apercevoir que je l'aime, un homme à qui j'ai cru voir du penchant pour moi, devrait, à votre discours, donner malgré lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect ; cela est bien froid.
HORTENSE
Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid ; je ne lui ai pas dit crûment : la Princesse vous aime ; il ne m'a pas répondu crûment : j'en suis charmé ; il ne lui a pas pris des transports ; mais il m'a paru pénétré d'un profond respect. J'en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place.
LA PRINCESSE
Vous êtes femme d'esprit ; lui avez vous senti quelque surprise agréable ?
HORTENSE
De la surprise ? Oui, il en a montré ; à l'égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinât ; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui.
LA PRINCESSE
(, souriant d'un air forcé.)
Vous êtes fort contente de lui, Hortense ; n'y aurait-il rien d'équivoque là-dessous ? Qu'est-ce que cela signifie ?
HORTENSE
Ce que signifie je suis contente de lui ? Cela veut dire… En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui ; on ne saurait expliquer cela qu'en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement ? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a répondu sur votre chapitre ; l'aimez-vous mieux de cette façon-là ?
LA PRINCESSE
Cela est plus clair.
HORTENSE
C'est pourtant la même chose.
LA PRINCESSE
Ne vous fâchez point ; je suis dans une situation d'esprit qui mérite un peu d'indulgence. Il me vient des idées fâcheuses, déraisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout ; je crois que j'ai été jalouse de vous, oui de vous-même, qui êtes la meilleure de mes amies, qui méritez ma confiance, et qui l'avez. Vous êtes aimable, Lélio l'est aussi ; vous vous êtes vu tous deux ; vous m'avez fait un rapport de lui qui n'a pas rempli mes espérances ; je me suis égarée là-dessus ; j'ai vu mille chimères ; vous étiez déjà ma rivale. Qu'est-ce que c'est que l'amour, ma chère Hortense ! Où est l'estime que j'ai pour vous, la justice que je dois vous rendre ? Me reconnaissez-vous ? Ne sont-ce pas là les faiblesses d'un enfant que je rapporte ?
HORTENSE
Oui ; mais les faiblesses d'un enfant de votre âge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien à démêler avec elles.
LA PRINCESSE
Écoutez ; je n'ai pas tant de tort ; tantôt pendant que nous étions à cette fête, Lélio n'a presque regardé que vous, vous le savez bien.
HORTENSE
Moi, Madame ?
LA PRINCESSE
Hé bien, vous n'en convenez pas ; cela est mal entendu, par exemple ; il semblerait qu'il y a du mystère ; n'ai-je pas remarqué que les regards de Lélio vous embarrassaient, et que vous n'osiez pas le regarder, par considération pour moi sans doute ?… Vous ne me répondez pas ?
HORTENSE
C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse ; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire ; si je me tais, c'est du mystère ; si je parle, autre mystère ; enfin je suis mystère depuis les pieds jusqu'à la tête. En vérité, je n'ose pas me remuer ; j'ai peur que vous n'y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vôtre, Madame ! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-là.
LA PRINCESSE
Encore une fois, je me condamne ; mais vous n'êtes pas mon amie pour rien ; vous êtes obligée de me supporter ; j'ai de l'amour, en un mot, voilà mon excuse.
HORTENSE
Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vôtre ; de la manière dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous ; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence ? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas ; peut-on de fardeau plus ingrat ?
LA PRINCESSE
(, d'un air sérieux.)
Hortense, je vous croyais plus d'attachement pour moi ; et je ne sais que penser, après tout, du dégoût que vous témoignez. Quand je répare mes soupçons à votre égard par l'aveu franc que je vous en fais, mon amour vous déplaît trop ; je n'y comprends rien ; on dirait presque que vous en avez peur.
HORTENSE
Ah la désagréable situation ! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté ! Que faudra-t-il donc que je devienne ? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir ; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fâcherai en parlant, toujours je vous fâcherai en ne disant mot : je ne saurais donc me corriger ; voilà une querelle fondée pour l'éternité ; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rêveuse ; après cela il faut que je m'explique. Lélio m'a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe ; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tête me tourne, je ne sais où je suis ; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne ; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse.
LA PRINCESSE
(, la caressant.)
Non, ma chère Hortense, vous ne me quitterez point ; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m'aimiez ; j'abjure toutes mes faiblesses ; vous êtes mon amie, je suis la vôtre, et cela durera toujours.
HORTENSE
Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez ; laissez-moi partir ; comptez que je le fais pour le mieux.
LA PRINCESSE
Non, ma chère ; je vais faire arrêter tous vos équipages, vous ne vous servirez que des miens ; et, pour plus de sûreté, à toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu'avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble ; voilà tous les voyages que vous ferez ; point de mutinerie ; je n'en rabattrai rien. À l'égard de Lélio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera.
HORTENSE
Moi, voir Lélio, Madame ! Et si Lélio me regarde ? il a des yeux. Et si je le regarde ? j'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas ? car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite ? les fermerai-je ? les détournerai-je ? Voilà tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore : Cela est bien froid ; comme si je n'avais qu'à lui dire : Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'être aveugle, sourde et muette ; je ne serais peut-être pas encore à l'abri de votre chicane.
LA PRINCESSE
Toute cette vivacité-là ne me fait point de peur ; je vous connais : vous êtes bonne, mais impatiente ; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd'hui.
HORTENSE
Souffrez que je m'éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence ; n'est-ce pas la même chose ?
LA PRINCESSE
Ne m'en parlez plus, vous m'affligez. Voici Lélio, qu'apparemment Arlequin aura averti de ma part ; prenez de grâce, un air moins triste ; je n'ai qu'un mot à lui dire ; après l'instruction que vous lui avez donnée, nous jugerons bientôt de ses sentiments, par la manière dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang ; mais il peut avoir le cœur pris.
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