(FRÉDÉRIC, HORTENSE)
HORTENSE
Seigneur, je vous demande un moment d'entretien.
FRÉDÉRIC
J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame.
HORTENSE
Je le sais, et je n'ai qu'un mot à vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de Lélio.
FRÉDÉRIC
Je l'ignorais ; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obéir.
HORTENSE
Vous haïssez Lélio, il ne mérite plus votre haine, il est à plaindre aujourd'hui.
FRÉDÉRIC
J'en suis fâché, mais son malheur ne me surprend point ; il devait même lui arriver plus tôt : sa conduite était si hardie…
HORTENSE
Moins que vous ne croyez, Seigneur ; c'est un homme estimable, plein d'honneur.
FRÉDÉRIC
À l'égard de l'honneur, je n'y touche pas ; j'attends toujours à la dernière extrémité pour décider contre les gens là-dessus.
HORTENSE
Vous ne le connaissez pas, soyez persuadé qu'il n'avait nulle intention de vous nuire.
FRÉDÉRIC
J'aurais besoin pour cet article-là d'un peu plus de crédulité que je n'en ai, Madame.
HORTENSE
Laissons donc cela, Seigneur ; mais me croyez-vous sincère ?
FRÉDÉRIC
Oui, Madame, très sincère, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice ; tantôt, quand je vous ai demandé votre protection, vous m'avez donné des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de réplique.
HORTENSE
Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'était fâcheuse ; mais achevons. La Princesse a des desseins contre Lélio, dont elle doit vous charger ; détournez-la de ces desseins ; obtenez d'elle que Lélio sorte dès à présent de ses États ; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez à moi-même, le fruit n'en sera pas borné pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des récompenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire.
FRÉDÉRIC
Des récompenses, Madame ! Quand j'aurais l'âme intéressée, que pourrais-je attendre de Lélio ? Mais, grâces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois ; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dévouement aux intérêts de la Princesse. À l'égard de ses biens, l'acquisition en a été trop rapide et trop aisée à faire ; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'à moi de m'en saisir ; je rougirais de les mêler avec les miens ; c'est à l'État à qui ils appartiennent, et c'est à l'État à les reprendre.
HORTENSE
Ha Seigneur ! Que l'État s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve.
FRÉDÉRIC
Si on les lui trouve ? C'est fort bien dit, Madame ; car les aventuriers prennent leurs mesures ; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager à révéler leur secret.
HORTENSE
Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage ; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-être Lélio dans un nouveau péril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez à le servir n'ont point de rapport à sa fortune présente ; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supérieurs. Je vous le répète : vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole ; croyez-moi, vous m'en remercierez.
FRÉDÉRIC
Madame, modérez l'intérêt que vous prenez à lui ; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excès, et qui se décréditent d'elles-mêmes. La Princesse a fait arrêter Lélio, et elle ne pouvait se déterminer à rien de plus sage. Si, avant que d'en venir là, elle m'avait demandé mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, être obligé en conscience de lui conseiller de le faire ; cela posé, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la conséquence est aisée à tirer.
HORTENSE
Très aisée, seigneur Frédéric ; vous avez raison ; dès que vous me renvoyez à votre conscience, tout est dit ; je sais quelle espèce de devoirs sa délicatesse peut vous dicter.
FRÉDÉRIC
Sur ce pied-là, Madame, loin de conseiller à la Princesse de laisser échapper un homme aussi dangereux que Lélio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nécessité qu'il y a de m'en laisser disposer d'une manière qui sera douce pour Lélio, et qui pourtant remédiera à tout.
HORTENSE
Qui remédiera à tout !… (À part.)
Le scélérat ! Je serais curieuse, seigneur Frédéric, de savoir par quelles voies vous rendriez Lélio suspect ; voyons, de grâce, jusqu'où l'industrie de votre iniquité pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'êtes du bien ; car voilà son portrait et le vôtre.
FRÉDÉRIC
Vous vous emportez sans sujet, Madame ; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu ; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fût informée. Vous êtes du sang de nos souverains ; Lélio travaillait à se rendre maître de l'État ; son malheur vous consterne : tout cela amènerait des réflexions qui pourraient vous embarrasser.
HORTENSE
Allez, Frédéric, je ne vous demande plus rien ; vous êtes trop méchant pour être à craindre ; votre méchanceté vous met hors d'état de nuire à d'autres qu'à vous-même ; à l'égard de Lélio, sa destinée, non plus que la mienne, ne relèvera jamais de la lâcheté de vos pareils.
FRÉDÉRIC
Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en écouter davantage ; je puis me passer de vous entendre achever mon éloge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre.
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