Acte cinquième - Scène II



Achille, Iphigénie

ACHILLE
Venez, Madame, suivez-moi.
Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
D'un peuple qui se presse autour de cette tente.
Paraissez ; et bientôt, sans attendre mes coups,
Ces flots tumultueux s'ouvriront devant vous.
Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,
De mes Thessaliens vous amènent l'élite :
Tout le reste, assemblé, près de mon étendard,
Vous offre de ses rangs l'invincible rempart.
À vos persécuteurs opposons cet asile :
Qu'ils viennent vous chercher sous les tentes d'Achille.
Quoi, Madame ? Est-ce ainsi que vous me secondez ?
Ce n'est que par des pleurs que vous me répondez !
Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?
Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.

IPHIGÉNIE
Je le sais bien, Seigneur : aussi tout mon espoir
N'est plus qu'au coup mortel que je vais recevoir.

ACHILLE
Vous, mourir ? Ah ! cessez de tenir ce langage.
Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?
Songez-vous, pour trancher d'inutiles discours,
Que le bonheur d'Achille est fondé sur vos jours ?

IPHIGÉNIE
Le ciel n'a point aux jours de cette infortunée
Attaché le bonheur de votre destinée.
Notre amour nous trompait, et les arrêts du sort
Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.
Songez, Seigneur, songez à ces moissons de gloire
Qu'à vos vaillantes mains présente la victoire.
Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,
Si mon sang ne l'arrose, est stérile pour vous.
Telle est la loi des dieux à mon père dictée.
En vain, sourd à Calchas, il l'avait rejetée :
Par la bouche des Grecs contre moi conjurés
Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.
Partez : à vos honneurs j'apporte trop d'obstacles ;
Vous-même, dégagez la foi de vos oracles ;
Signalez ce héros à la Grèce promis,
Tournez votre douleur contre ses ennemis.
Déjà Priam pâlit, déjà Troie en alarmes
Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.
Allez ; et dans ses murs vides de citoyens,
Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.
Je meurs dans cet espoir satisfaite et tranquille.
Si je n'ai pas vécu la compagne d'Achille,
J'espère que du moins un heureux avenir
À vos faits immortels joindra mon souvenir,
Et qu'un jour mon trépas, source de votre gloire,
Ouvrira le récit d'une si belle histoire.
Adieu, Prince ; vivez, digne race des dieux.

ACHILLE
Non, je ne reçois point vos funestes adieux.
En vain par ce discours votre cruelle adresse
Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.
En vain vous prétendez, obstinée à mourir,
Intéresser ma gloire à vous laisser périr :
Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,
Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.
Et qui de ma faveur se voudrait honorer,
Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?
Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre.
Venez, Madame ; il faut les en croire et me suivre.

IPHIGÉNIE
Qui ? moi ? que contre un père osant me révolter,
Je mérite la mort que j'irais éviter ?
Où serait le respect ? Et ce devoir suprême…

ACHILLE
Vous suivrez un époux avoué par lui-même.
C'est un titre qu'en vain il prétend me voler :
Ne fait-il des serments que pour les violer ?
Vous-même, que retient un devoir si sévère,
Quand il vous donne à moi, n'est-il point votre père ?
Suivez-vous seulement ses ordres absolus
Quand il cesse de l'être, et ne vous connaît plus ?
Enfin, c'est trop tarder, ma Princesse, et ma crainte…

IPHIGÉNIE
Quoi, Seigneur ? vous iriez jusques à la contrainte ?
D'un coupable transport écoutant la chaleur,
Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?
Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ?
Ah, Seigneur ! épargnez la triste Iphigénie.
Asservie à des lois que j'ai dû respecter,
C'est déjà trop pour moi que de vous écouter ;
Ne portez pas plus loin votre injuste victoire,
Ou par mes propres mains immolée à ma gloire,
Je saurai m'affranchir, dans ces extrémités,
Du secours dangereux que vous me présentez.

ACHILLE
Eh bien ! n'en parlons plus. Obéissez, cruelle,
Et cherchez une mort qui vous semble si belle.
Portez à votre père un cœur où j'entrevoi
Moins de respect pour lui que de haine pour moi.
Une juste fureur s'empare de mon âme :
Vous allez à l'autel, et moi, j'y cours, Madame ;
Si de sang et de morts le ciel est affamé,
Jamais de plus de sang ses autels n'ont fumé :
À mon aveugle amour tout sera légitime ;
Le prêtre deviendra la première victime,
Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé,
Et si dans les horreurs de ce désordre extrême,
Votre père frappé tombe et périt lui-même,
Alors de vos respects voyant les tristes fruits,
Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.

IPHIGÉNIE
Ah ! Seigneur ! Ah ! cruel !… Mais il fuit, il m'échappe.
Ô toi, qui veux ma mort, me voilà seule, frappe !
Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi,
Et lance ici des traits qui n'accablent que moi !

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