HERMOCRATE, PHOCION
HERMOCRATE
Ou je me trompe, Seigneur, ou vous ne m'êtes pas inconnu.
PHOCION
Moi, Seigneur ?
HERMOCRATE
Ce n'est pas sans raison que j'ai voulu vous parler en secret ; j'ai des soupçons dont l'éclaircissement ne demande point d'éclat ; et c'est à vous à qui je l'épargne.
PHOCION
Quels sont donc ces soupçons ?
HERMOCRATE
Vous ne vous appelez point Phocion.
PHOCION (à part)
Il se ressouvient de la forêt.
HERMOCRATE
Celui dont vous prenez le nom est actuellement à Athènes, je l'apprends par une lettre de Mermécides.
PHOCION
Ce peut être quelqu'un qui se nomme comme moi.
HERMOCRATE
Ce n'est pas là tout ; c'est que ce nom supposé est la moindre erreur où vous voulez nous jeter.
PHOCION
Je ne vous entends point, Seigneur.
HERMOCRATE
Cet habit-là n'est pas le vôtre, avouez-le, Madame, je vous ai vue ailleurs.
PHOCION (affectant d'être surprise.)
Vous dites vrai, Seigneur.
HERMOCRATE
Les témoins, comme vous voyez, n'étaient pas nécessaires, du moins ne rougissez-vous que devant moi.
PHOCION
Si je rougis, je ne me rends pas justice, Seigneur ; et c'est un mouvement que je désavoue ; le déguisement où je suis n'enveloppe aucun projet dont je doive être confuse.
HERMOCRATE
Moi, qui entrevois ce projet, je n'y vois cependant rien de si convenable à l'innocence des mœurs de votre sexe, rien dont vous puissiez vous applaudir ; l'idée de venir m'enlever Agis, mon élève, d'essayer sur lui de dangereux appas, de jeter dans son cœur un trouble presque toujours funeste, cette idée-là, ce me semble, n'a rien qui doive vous dispenser de rougir, Madame.
PHOCION
Agis ? qui ? ce jeune homme qui vient de paraître ici ? Sont-ce là vos soupçons ? Ai-je rien en moi qui les justifie ? Est-ce ma physionomie qui vous les inspire, et les mérite-t-elle ? Et faut-il que ce soit vous qui me fassiez cet outrage ? Faut-il que des sentiments tels que les miens me l'attirent ? Et les dieux, qui savent mes desseins, ne me le devaient-ils pas épargner ? Non, Seigneur, je ne viens point ici troubler le cœur d'Agis ; tout élevé qu'il est par vos mains, tout fort qu'il est de la sagesse de vos leçons, ce déguisement pour lui n'eût pas été nécessaire ; si je l'aimais, j'en aurais espéré la conquête à moins de frais, il n'aurait fallu que me montrer peut-être, que faire parler mes yeux : son âge et mes faibles appas m'auraient fait raison de son cœur. Mais ce n'est pas à lui à qui le mien en veut ; celui que je cherche est plus difficile à surprendre, il ne relève point du pouvoir de mes yeux, mes appas ne feront rien sur lui ; vous voyez que je ne compte point sur eux, que je n'en fais pas ma ressource ; je ne les ai pas mis en état de plaire ; et je les cache sous ce déguisement parce qu'ils me seraient inutiles.
HERMOCRATE
Mais ce séjour que vous voulez faire chez moi, Madame, qu'a-t-il de commun avec vos desseins, si vous ne songez pas à Agis ?
PHOCION
Eh quoi ! toujours Agis ! Eh ! Seigneur, épargnez à votre vertu le regret d'avoir offensé la mienne ; n'abusez point contre moi des apparences d'une aventure peut-être encore plus louable qu'innocente, que vous me voyez soutenir avec un courage qui doit étonner vos soupçons, et dont j'ose attendre votre estime, quand vous en saurez les motifs. Ne me parlez donc plus d'Agis ; je ne songe point à lui, je le répète : en voulez-vous des preuves incontestables ? Elles ne ménageront point la fierté de mon sexe ; mais je n'en apporte ici ni la vanité ni l'industrie : j'y viens avec un orgueil plus noble que le sien, vous le verrez, Seigneur. Il s'agit à présent de vos soupçons, et deux mots vont les détruire. Celui que j'aime veut-il me donner sa main ? voilà la mienne. Agis n'est point ici pour accepter mes offres.
HERMOCRATE
Je ne sais donc plus à qui elles s'adressent.
PHOCION
Vous le savez, Seigneur, et je viens de vous le dire ; je ne m'expliquerais pas mieux en nommant Hermocrate.
HERMOCRATE
Moi ! Madame ?
PHOCION
Vous êtes instruit, Seigneur.
HERMOCRATE (déconcerté.)
Je le suis en effet, et ne reviens point du trouble où ce discours me jette : moi, l'objet des mouvements d'un cœur tel que le vôtre !
PHOCION
Seigneur, écoutez-moi ; j'ai besoin de me justifier après l'aveu que je viens de faire.
HERMOCRATE
Non, Madame, je n'écoute plus rien, toute justification est inutile, vous n'avez rien à craindre de mes idées ; calmez vos inquiétudes là-dessus ; mais, de grâce, laissez-moi. Suis-je fait pour être aimé ? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l'amour est étranger ; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon cœur en un mot ne pourrait rien pour le vôtre.
PHOCION
Eh ! je ne lui demande point de partager mes sentiments, je n'ai nul espoir ; et si j'en ai, je le désavoue : mais souffrez que j'achève. Je vous ai dit que je vous aime, voulez-vous que je reste en proie à l'injure que me ferait ce discours-là, si je ne m'expliquais pas ?
HERMOCRATE
Mais la raison me défend d'en entendre davantage.
PHOCION
Mais ma gloire et ma vertu, que je viens de compromettre, veulent que je continue. Encore une fois, Seigneur, écoutez-moi. Vous paraître estimable est le seul avantage où j'aspire, le seul salaire dont mon cœur soit jaloux : qu'est-ce qui vous empêcherait de m'entendre ? Je n'ai rien de redoutable que des charmes humiliés par l'aveu que je vous fais, qu'une faiblesse que vous méprisez, et que je vous apporte à combattre.
HERMOCRATE
J'aimerais encore mieux l'ignorer.
PHOCION
Oui, Seigneur, je vous aime ; mais ne vous y trompez pas, il ne s'agit pas ici d'un penchant ordinaire ; cet aveu que je vous fais, il ne m'échappe point, je le fais exprès : ce n'est point à l'amour à qui je l'accorde, il ne l'aurait jamais obtenu ; c'est à ma vertu même à qui je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j'ai besoin de la confusion de le dire ; parce que cette confusion aidera peut-être à me guérir ; parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre : je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m'aimiez ; c'est afin que vous m'appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l'amour, j'y consens ; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon cœur, défendez-moi de l'attrait que je vous trouve. Je ne demande point d'être aimée, il est vrai, mais je désire de l'être ; ôtez-moi ce désir ; c'est contre vous-même que je vous implore.
HERMOCRATE
Eh bien ! Madame, voici le secours que je vous donne ; je ne veux point vous aimer : que cette indifférence-là vous guérisse, et finissez un discours où tout est poison pour qui l'écoute.
PHOCION
Grands dieux ! à quoi me renvoyez-vous ? à une indifférence que j'ai bien prévue. Est-ce ainsi que vous répondez au généreux courage avec lequel je vous expose ma situation ? Le sage ne l'est-il au profit de personne ?
HERMOCRATE
Je ne le suis point, Madame.
PHOCION
Eh bien ! soit ; mais laissez-moi le temps de vous trouver des défauts, et souffrez que je continue.
HERMOCRATE (toujours ému.)
Que m'allez-vous dire encore ?
PHOCION
Écoutez-moi. J'avais entendu parler de vous ; tout le public est plein de votre nom.
HERMOCRATE
Passons, de grâce, Madame.
PHOCION
Excusez ces traits d'un cœur qui se plaît à louer ce qu'il aime. Je m'appelle Aspasie ; et ce fut dans ces solitudes où je vivais comme vous, maîtresse de moi-même, et d'une fortune assez grande, avec l'ignorance de l'amour, avec le mépris de tous les efforts qu'on faisait pour m'en inspirer.
HERMOCRATE
Que ma complaisance est ridicule !
PHOCION
Ce fut donc dans ces solitudes où je vous rencontrai, vous promenant aussi bien que moi ; je ne savais qui vous étiez d'abord, cependant, en vous regardant, je me sentis émue ; il semblait que mon cœur devinait Hermocrate.
HERMOCRATE
Non, je ne saurais plus supporter ce récit. Au nom de cette vertu que vous chérissez, Aspasie, laissons là ce discours ; abrégeons, quels sont vos desseins ?
PHOCION
Ce récit vous paraît frivole, il est vrai ; mais le soin de rétablir ma raison ne l'est pas.
HERMOCRATE
Mais le soin de garantir la mienne doit m'être encore plus cher ; tout sauvage que je suis, j'ai des yeux, vous avez des charmes, et vous m'aimez.
PHOCION
J'ai des charmes, dites-vous ? Eh quoi ! Seigneur, est-ce que vous les voyez, et craignez-vous de les sentir ?
HERMOCRATE
Je ne veux pas même m'exposer à les craindre.
PHOCION
Puisque vous les évitez, vous en avez donc peur ? Vous ne m'aimez pas encore ; mais vous craignez de m'aimer : vous m'aimerez, Hermocrate, je ne saurais m'empêcher de l'espérer.
HERMOCRATE
Vous me troublez, je vous réponds mal, et je me tais.
PHOCION
Eh bien ! Seigneur, retirons-nous, marchons, rejoignons Léontine ; j'ai dessein de demeurer quelque temps ici, et vous me direz tantôt ce que vous aurez résolu là-dessus.
HERMOCRATE
Allez donc, Aspasie ; je vous suis.
L'Île des esclaves, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, se déroule sur une île utopique où les rapports sociaux sont inversés pour rétablir la justice. L'intrigue débute...
L'Île de la raison, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1727, se déroule sur une île imaginaire gouvernée par la raison et la vérité, où les habitants vivent...
L'Heureux Stratagème, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1733, raconte les manœuvres subtiles de deux amants pour raviver leur amour mis à l'épreuve. La marquise et le chevalier,...
L'Héritier de village, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, raconte les mésaventures d’un jeune homme naïf, Eraste, nouvellement désigné comme héritier d’un riche villageois. L’histoire se déroule...
Les Serments indiscrets, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1732, explore les contradictions de l’amour et de la parole donnée. L’intrigue tourne autour de Lucile et Damis, deux...