Le Triomphe de l'amour
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ACTE premier - Scène VI

Marivaux

ACTE premier - Scène VI


LÉONTINE, PHOCION

PHOCION (, à part, les premiers mots.)
Puisse l'amour favoriser mon artifice ! Puisque vous ne pouvez, Madame, vous rendre à la prière que je vous ai faite, il n'est plus question de vous en presser ; mais peut-être m'accorderez-vous une autre grâce, c'est de vouloir bien me donner un conseil qui va décider de tout le repos de ma vie.

LÉONTINE
Celui que je vous donnerai, Seigneur, c'est d'attendre Hermocrate, il est meilleur à consulter que moi.

PHOCION
Non, Madame, dans cette occasion-ci, vous me convenez encore mieux que lui. J'ai besoin d'une raison moins austère que compatissante ; j'ai besoin d'un caractère de cœur qui tempère sa sévérité d'indulgence, et vous êtes d'un sexe chez qui ce doux mélange se trouve plus sûrement que dans le nôtre ; ainsi, Madame, écoutez-moi, je vous en conjure par tout ce que vous avez de bonté.

LÉONTINE
Je ne sais ce que présage un pareil discours, mais la qualité d'étranger exige des égards ; ainsi parlez, je vous écoute.

PHOCION
Il y a quelques jours que, traversant ces lieux en voyageur, je vis près d'ici une dame qui se promenait, et qui ne me vit point ; il faut que je vous la peigne, vous la reconnaîtrez peut-être, et vous en serez mieux au fait de ce que j'ai à vous dire. Sa taille, sans être grande, est pourtant majestueuse, je n'ai vu nulle part un air si noble ; c'est, je crois, la seule physionomie du monde où l'on voie les grâces les plus tendres s'allier, sans y rien perdre, à l'air le plus imposant, le plus modeste, et peut-être le plus austère. On ne saurait s'empêcher de l'aimer, mais d'un amour timide, et comme effrayé du respect qu'elle imprime ; elle est jeune, non de cette jeunesse étourdie qui m'a toujours déplu, qui n'a que des agréments imparfaits, et qui ne sait encore qu'amuser les yeux, sans mériter d'aller au cœur : non, elle est dans cet âge vraiment aimable, qui met les grâces dans toutes leurs forces, où l'on jouit de tout ce que l'on est, dans cet âge où l'âme, moins dissipée, ajoute à la beauté des traits un rayon de la finesse qu'elle a acquise.

LÉONTINE (embarassée)
Je ne sais de qui vous parlez, Seigneur, cette dame-là m'est inconnue, et c'est sans doute un portrait trop flatteur.

PHOCION
Celui que j'en garde dans mon cœur est mille fois au-dessus de ce que je vous peins là, Madame. Je vous ai dit que je passais pour aller plus loin ; mais cet objet m'arrêta, et je ne le perdis point de vue, tant qu'il me fut possible de le voir. Cette dame s'entretenait avec quelqu'un, elle souriait de temps en temps, et je démêlais dans ses gestes je ne sais quoi de doux, de généreux et d'affable, qui perçait à travers un maintien grave et modeste.

LÉONTINE (à part)
De qui parle-t-il ?

PHOCION
Elle se retira bientôt après, et rentra dans une maison que je remarquai. Je demandai qui elle était, et j'appris qu'elle est la sœur d'un homme célèbre et respectable.

LÉONTINE (à part)
Où suis-je ?

PHOCION
Qu'elle n'est point mariée, et qu'elle vit avec ce frère dans une retraite dont elle préfère l'innocent repos au tumulte du monde toujours méprisé des âmes vertueuses et sublimes ; enfin, tout ce que j'en appris ne fut qu'un éloge, et ma raison même, autant que mon cœur, acheva de me donner pour jamais à elle.

LÉONTINE (émue)
Seigneur, dispensez-moi d'écouter le reste, je ne sais ce que c'est que l'amour, et je vous conseillerais mal sur ce que je n'entends point.

PHOCION
De grâce, laissez-moi finir, et que ce mot d'amour ne vous rebute point ; celui dont je vous parle ne souille point mon cœur, il l'honore, c'est l'amour que j'ai pour la vertu qui allume celui que j'ai pour cette dame ; ce sont deux sentiments qui se confondent ensemble ; et si j'aime, si j'adore cette physionomie si aimable que je lui trouve, c'est que mon âme y voit partout l'image des beautés de la sienne.

LÉONTINE
Encore une fois, Seigneur, souffrez que je vous quitte ; on m'attend, et il y a longtemps que nous sommes ensemble.

PHOCION
J'achève, Madame. Pénétré des mouvements dont je vous parle, je promis avec transport de l'aimer toute ma vie, et c'était promettre de consacrer mes jours au service de la vertu même. Je résolus ensuite de parler à son frère, d'en obtenir le bonheur de passer quelque temps chez lui, sous prétexte de m'instruire, et là, d'employer auprès d'elle tout ce que l'amour, le respect et l'hommage ont de plus soumis, de plus industrieux et de plus tendre, pour lui prouver une passion dont je remercie les dieux, comme d'un présent inestimable.

LÉONTINE (à part)
Quel piège ! et comment en sortir ?

PHOCION
Ce que j'avais résolu, je l'ai exécuté ; je me suis présenté pour parler à son frère : il était absent, et je n'ai trouvé qu'elle, que j'ai vainement conjurée d'appuyer ma demande, qui l'a rejetée, et qui m'a mis au désespoir. Figurez-vous, Madame, un cœur tremblant et confondu devant elle, dont elle a sans doute aperçu la tendresse et la douleur, et qui du moins espérait de lui inspirer une pitié généreuse ; tout m'est refusé, Madame ; et dans cet état accablant, c'est à vous à qui j'ai recours, je me jette à vos genoux, et je vous confie mes plaintes.
Il se jette à genoux.

LÉONTINE
Que faites-vous, Seigneur ?

PHOCION
J'implore vos conseils et votre secours auprès d'elle.

LÉONTINE
Après ce que je viens d'entendre, c'est aux dieux à qui j'en demande moi-même.

PHOCION
L'avis des dieux est dans votre cœur, croyez-en ce qu'il vous inspire.

LÉONTINE
Mon cœur ! ô ciel ! c'est peut-être l'ennemi de mon repos que vous voulez que je consulte.

PHOCION
Et serez-vous moins tranquille, pour être généreuse ?

LÉONTINE
Ah ! Phocion, vous aimez la vertu, dites-vous ; est-ce l'aimer que de venir la surprendre ?

PHOCION
Appelez-vous la surprendre, que l'adorer ?

LÉONTINE
Mais enfin, quels sont vos desseins ?

PHOCION
Je vous ai consacré ma vie, j'aspire à l'unir à la vôtre ; ne m'empêchez pas de le tenter, souffrez-moi quelques jours ici seulement, c'est à présent la seule grâce qui soit l'objet de mes souhaits ; et si vous me l'accordez, je suis sûr d'Hermocrate.

LÉONTINE
Vous souffrir ici, vous qui m'aimez !

PHOCION
Eh ! qu'importe un amour qui ne fait qu'augmenter mon respect ?…

LÉONTINE
Un amour vertueux peut-il exiger ce qui ne l'est pas ? Quoi ! voulez-vous que mon cœur s'égare ? Que venez-vous faire ici, Phocion ? Ce qui m'arrive est-il concevable ? Quelle aventure ! ô ciel ! quelle aventure ! Faudra-t-il que ma raison y périsse ? Faudra-t-il que je vous aime, moi qui n'ai jamais aimé ? Est-il temps que je sois sensible ? Car enfin vous me flattez en vain ; vous êtes jeune, vous êtes aimable, et je ne suis plus ni l'un ni l'autre.

PHOCION
Quel étrange discours !

LÉONTINE
Oui, Seigneur, je l'avoue, un peu de beauté, dit-on, m'était échue en partage ; la nature m'avait départi quelques charmes que j'ai toujours méprisés. Peut-être me les faites-vous regretter ! Je le dis à ma honte : mais ils ne sont plus, ou le peu qui m'en reste va se passer bientôt.

PHOCION
Eh ! de quoi sert ce que vous dites là, Léontine ? Convaincrez-vous mes yeux de ce qui n'est pas ? Espérez-vous me persuader avec ces grâces ? Avez-vous pu jamais être plus aimable ?

LÉONTINE
Je ne suis plus ce que j'étais.

PHOCION
Tranchons là-dessus, Madame, ne disputons plus. Oui, j'y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne ; mais toutes les âmes sont du même âge. Vous savez ce que je vous demande ; je vais en presser Hermocrate, et je mourrai de douleur si vous ne m'êtes pas favorable.

LÉONTINE
Je ne sais encore ce que je dois faire. Voici Hermocrate qui vient, et je vous servirai, en attendant que je me détermine.


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