Le Triomphe de l'amour
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ACTE II - Scène III

Marivaux

ACTE II - Scène III


AGIS, PHOCION

AGIS
Je vous cherchais, mon cher Phocion, et vous me voyez inquiet ; Hermocrate n'est plus si disposé à consentir à ce que vous souhaitez ; je n'ai encore été mécontent de lui qu'aujourd'hui ; il n'allègue rien de raisonnable ; ce n'est point encore moi qui l'ai pressé sur votre chapitre, j'étais seulement présent quand sa sœur lui a parlé pour vous : elle n'a rien oublié pour le déterminer, et je ne sais ce qu'il en sera ; car une affaire qui demandait Hermocrate, et qui l'occupe actuellement, a interrompu leur entretien ; mais, cher Phocion, que ce que je vous dis là ne vous rebute pas ; pressez-le encore, c'est un ami qui vous en conjure ; je lui parlerai moi-même, et nous pourrons le vaincre.

PHOCION
Quoi ! vous m'en conjurez, Agis ? Vous trouvez donc quelque douceur à me voir ici ?

AGIS
Je n'y attends plus que l'ennui, quand vous n'y serez plus.

PHOCION
Il n'y a plus que vous qui m'y arrêtez aussi.

AGIS
Votre cœur partage donc les sentiments du mien ?

PHOCION
Mille fois plus que je ne saurais vous le dire.

AGIS
Laissez-moi vous en demander une preuve : voilà la première fois que je goûte le charme de l'amitié ; vous avez les prémices de mon cœur, ne m'apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd son ami.

PHOCION
Moi, vous l'apprendre, Agis ! Eh ! le pourrais-je sans en être la victime ?

AGIS
Que je suis touché de votre réponse ! Écoutez le reste : souvenez-vous que vous m'avez dit qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous voir toujours ; et sur ce pied-là voici ce que j'imagine.

PHOCION
Voyons.

AGIS
Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d'importantes raisons, que vous saurez quelque jour, m'en empêchent ; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du mien ; demeurez près de nous pour quelque temps
vous y serez dans la solitude, il est vrai ; mais nous y serons ensemble, et le monde peut-il rien offrir de plus doux que le commerce de deux cœurs vertueux qui s'aiment ?

PHOCION
Oui, je vous le promets, Agis. Après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde que les lieux où vous serez vous-même.

AGIS
Je suis content : les dieux m'ont fait naître dans l'infortune ; mais puisque vous restez, ils s'apaisent, et voilà le signal des faveurs qu'ils me réservent.

PHOCION
Écoutez aussi, Agis, au milieu du plaisir que j'ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude ; l'amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments ; un ami ne tient point contre une maîtresse.

AGIS
Moi, de l'amour, Phocion ! Fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne ! Vous ne me connaissez pas ; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon cœur ; il a fait les malheurs de mon sang, et je hais, quand j'y songe, jusqu'au sexe qui nous l'inspire.

PHOCION (d'un air sérieux.)
Quoi ! ce sexe est l'objet de votre haine, Agis ?

AGIS
Je le fuirai toute ma vie.

PHOCION
Cet aveu change tout entre nous, Seigneur : je vous ai promis de demeurer en ces lieux ; mais la bonne foi me le défend, cela n'est plus possible, et je pars : vous auriez quelque jour des reproches à me faire ; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu'à l'amitié que vous m'aviez accordée.

AGIS
Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion ! D'où vient ce changement si subit ? Qu'ai-je dit qui puisse vous déplaire ?

PHOCION
Rassurez-vous, Agis ; vous ne me regretterez point ; vous avez craint de connaître ce que c'est que la douleur de perdre un ami ; je vais l'éprouver bientôt ; mais vous ne la connaîtrez point.

AGIS
Moi, cesser d'être votre ami !

PHOCION
Vous êtes toujours le mien, Seigneur, mais je ne suis plus le vôtre ; je ne suis qu'un des objets de cette haine dont vous parliez tout à l'heure.

AGIS
Quoi ! ce n'est point Phocion ?…

PHOCION
Non, Seigneur ; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la Princesse. Mon nom est Aspasie ; je suis née d'un sang illustre dont il ne reste plus que moi. Les biens qu'on m'a laissés me jettent aujourd'hui dans la nécessité de fuir. La Princesse veut que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m'aime, et que je hais. J'appris que, sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes ; et je n'ai trouvé d'autre ressource contre cette violence, que de me sauver sous cet habit qui me déguise. J'ai entendu parler d'Hermocrate, et de la solitude qu'il habite, et je venais chez lui, sans me faire connaître, tâcher, du moins pour quelque temps, d'y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m'avez offert votre amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne ; la confiance que je vous marque est une preuve que je vous l'ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la vôtre.

AGIS
Dans l'étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.

PHOCION
Et moi, je le démêle pour vous : adieu, Seigneur. Hermocrate souhaite que je me retire d'ici ; vous m'y souffrez avec peine ; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des cœurs dont la bonté ne me refuse pas un asile.

AGIS
Non, Madame, arrêtez… Votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop respectables.

PHOCION
Vous me haïssez, Seigneur.

AGIS
Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie ; vous êtes dans un état que je plains : je me reprocherais de n'y avoir pas été sensible ; et je presserai moi-même Hermocrate, s'il le faut, de consentir à votre séjour ici, vos malheurs m'y obligent.

PHOCION
Ainsi vous n'agirez plus que par pitié pour moi : que cette aventure me décourage ! Le jeune seigneur qu'on veut que j'épouse me paraît estimable ; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre ?

AGIS
Je ne vous le conseille pas, Madame ; il faut que le cœur et la main se suivent. J'ai toujours entendu dire que le sort le plus triste est d'être uni avec ce qu'on n'aime pas, que la vie alors est un tissu de langueurs ; que la vertu même, en nous secourant, nous accable ; mais peut-être sentez-vous que vous aimerez volontiers celui qu'on vous propose.

PHOCION
Non, Seigneur ; ma fuite en est une preuve.

AGIS
Prenez-y donc garde ; surtout si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre ; car peut-être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.

PHOCION
Non, vous dis-je ; je vous ressemble ; je n'ai jusqu'ici senti mon cœur que par l'amitié que j'ai eu pour vous, et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d'autre sentiment que celui-là.

AGIS (d'un ton embarrassé.)
Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la Princesse ; car je suis toujours le même.

PHOCION
Vous m'aimez donc encore ?

AGIS
Toujours, Madame, d'autant plus qu'il n'y a rien à craindre ; puisqu'il ne s'agit entre nous que d'amitié, qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.

PHOCION
et

AGIS (en même temps.)
Ah !

PHOCION
Seigneur, personne n'est plus digne que vous de la qualité d'ami : celle d'amant ne vous convient que trop ; mais ce n'est pas à moi à vous le dire.

AGIS
Je voudrais bien ne le devenir jamais.

PHOCION
Laissons donc là l'amour, il est même dangereux d'en parler.

AGIS (un peu confus.)
Voici, je pense, un domestique qui vous cherche : Hermocrate n'est peut-être plus occupé ; souffrez que je vous quitte pour aller le joindre.


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