AGIS, PHOCION
AGIS
Quoi ! Aspasie, vous me fuyez quand je vous aborde ?
PHOCION
C'est que je me suis tantôt aperçue que vous me fuyiez aussi.
AGIS
J'en conviens ; mais j'avais une inquiétude qui m'agitait, et qui me dure encore.
PHOCION
Peut-on la savoir ?
AGIS
Il y a une personne que j'aime ; mais j'ignore si ce que je sens pour elle est amitié ou amour ; car j'en suis là-dessus à mon apprentissage ; et je venais vous prier de m'instruire.
PHOCION
Mais je connais cette personne-là, je pense.
AGIS
Cela ne vous est pas difficile ; quand vous êtes venue ici, vous savez que je n'aimais rien.
PHOCION
Oui, et depuis que j'y suis, vous n'avez vu que moi.
AGIS
Concluez donc.
PHOCION
Eh bien ! c'est moi ; cela va tout de suite.
AGIS
Oui, c'est vous, Aspasie, et je vous demande à quoi j'en suis.
PHOCION
Je n'en sais pas le mot ; dites-moi à quoi j'en suis moi-même ; car je suis dans le même cas pour quelqu'un que j'aime.
AGIS
Et pour qui donc, Aspasie ?
PHOCION
Pour qui ? Les raisons qui m'ont fait conclure que vous m'aimiez, ne nous sont-elles pas communes, et ne pouvez-vous pas conclure tout seul ?
AGIS
Il est vrai que vous n'aviez point encore aimé quand vous êtes arrivée.
PHOCION
Je ne suis plus de même, et je n'ai vu que vous. Le reste est clair.
AGIS
C'est donc pour moi que votre cœur est en peine, Aspasie ?
PHOCION
Oui ; mais tout cela ne nous rend pas plus savants ; nous nous aimions avant que d'être inquiets ; nous aimons-nous de même, ou bien différemment ? C'est de quoi il est question.
AGIS
Si nous nous disions ce que nous sentons, peut-être éclaircirions-nous la chose.
PHOCION
Voyons donc. Aviez-vous tantôt de la peine à m'éviter ?
AGIS
Une peine infinie.
PHOCION
Cela commence mal. Ne m'évitiez-vous pas à cause que vous aviez le cœur troublé, avec des sentiments que vous n'osiez pas me dire ?
AGIS
Me voilà ; vous me pénétrez à merveille.
PHOCION
Oui, vous voilà ; mais je vous avertis que votre cœur n'en ira pas mieux ; et que voilà encore des yeux qui ne me pronostiquent rien de bon là-dessus.
AGIS
Ils vous regardent avec un grand plaisir ; avec un plaisir qui va jusqu'à l'émotion.
PHOCION
Allons, allons, c'est de l'amour ; il est inutile de vous interroger davantage.
AGIS
Je donnerais ma vie pour vous ; j'en donnerais mille, si je les avais.
PHOCION
Preuve sur preuve ; amour dans l'expression, amour dans les sentiments, dans les regards ; amour s'il en fut jamais.
AGIS
Amour comme il n'en est point, peut-être. Mais je vous ai dit ce qui se passe dans mon cœur, ne saurais-je point ce qui se passe dans le vôtre ?
PHOCION
Doucement, Agis ; une personne de mon sexe parle de son amitié tant qu'on veut, mais de son amour, jamais. D'ailleurs, vous n'êtes déjà que trop tendre, que trop embarrassé de votre tendresse, et si je vous disais mon secret, ce serait encore pis.
AGIS
Vous avez parlé de mes yeux ; il semble que les vôtres m'apprennent que vous n'êtes pas insensible.
PHOCION
Oh ! pour de mes yeux, je n'en réponds point ; ils peuvent bien vous dire que je vous aime ; mais je n'aurai pas à me reprocher de vous l'avoir dit, moi.
AGIS
Juste ciel ! dans quel abîme de passion le charme de ce discours-là ne me jette-t-il point ! Vos sentiments ressemblent aux miens.
PHOCION
Oui, cela est vrai ; vous l'avez deviné, et ce n'est pas ma faute. Mais ce n'est pas le tout que d'aimer, il faut avoir la liberté de se le dire, et se mettre en état de se le dire toujours. Et le seigneur Hermocrate qui vous gouverne…
AGIS
Je le respecte et je l'aime. Mais je sens déjà que les cœurs n'ont point de maître. Cependant il faut que je le voie avant qu'il vous parle ; car il pourrait bien vous renvoyer dès aujourd'hui, et nous avons besoin d'un peu de temps pour voir ce que nous ferons.
DIMAS
paraît dans l'enfoncement du théâtre sans approcher, et chante pour avertir de finir la conversation.
Ta ra ta la ra !
PHOCION
C'est bien dit, Agis ; allez-y dès ce moment ; il faudra bien nous retrouver, car j'ai bien des choses à vous dire.
AGIS
Et moi aussi.
PHOCION
Partez ; quand on nous voit longtemps ensemble, j'ai toujours peur qu'on ne se doute de ce que je suis. Adieu !
AGIS
Je vous laisse, aimable Aspasie, et vais travailler pour votre séjour ici ; Hermocrate ne sera peut-être plus occupé.
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