Le Père de famille
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ACTE V - Scène XII

Denis Diderot

ACTE V - Scène XII


(LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, MADAME HÉBERT, MONSIEUR LE BON, DESCHAMPS, MADEMOISELLE CLAIRET, CÉCILE, SOPHIE, SAINT-ALBIN, GERMEUIL, un Exempt, PHILIPPE, des Domestiques, toute la maison.)
(Cécile Sophie, l'Exempt, Saint-Albin, Germeuil et Philippe entrent en tumulte ; Saint-Albin a l'épée tirée, et Germeuil le retient.)

Cécile (entre en criant :)
Mon père !

Sophie (en courant vers le Père de famille, et en criant :)
Monsieur !

Le Commandeur (à l'Exempt, en criant :)
Monsieur l'Exempt, faites votre devoir.

Sophie et Madame Hébert (, en s'adressant au Père de famille, et la première, en se jetant à ses genoux.)
Monsieur !

Saint-Albin (toujours retenu par Germeuil.)
Auparavant il faut m'ôter la vie. Germeuil, laissez-moi.

Le Commandeur (à l'Exempt.)
Faites votre devoir.

Le Père de famille Saint-Albin, Madame Hébert, M. Le Bon (à l'Exempt.)
Arrêtez !

Madame Hébert et M. Le Bon (au Commandeur, en tournant de son côté Sophie, qui est toujours à genoux.)
Monsieur, regardez-la.

Le Commandeur ( sans la regarder.)
De par le roi, monsieur l'Exempt, faites votre devoir.

Saint-Albin (en criant.)
Arrêtez !

Madame Hébert et M. Le Bon (en criant au Commandeur, et en même temps que Saint-Albin.)
Regardez-la.

Sophie (en s'adressant au Commandeur.)
Monsieur !

Le Commandeur (se retourne, la regarde, et s'écrie, stupéfait :)
Ah!

Madame Hébert et M. Le Bon
Oui, monsieur, c'est elle. C'est votre nièce.

Saint-Albin Cécile, Germeuil, Mademoiselle Clairet
Sophie la nièce du Commandeur.

Sophie ( toujours à genoux, au Commandeur.)
Mon cher oncle.

Le Commandeur (brusquement.)
Que faites-vous ici ?

Sophie (tremblante.)
Ne me perdez pas.

Le Commandeur
Que ne restiez-vous dans votre province ? Pourquoi n'y pas retourner, quand je vous l'ai fait dire ?

Sophie
Mon cher oncle, je m'en irai ; je m'en retournerai ; ne me perdez pas.

Le Père de famille
Venez, mon enfant, levez-vous.

Madame Hébert
Ah, Sophie !

Sophie
Ah, ma bonne !

Madame Hébert
Je vous embrasse.

Sophie (en même temps.)
Je vous revois.

Cécile (en se jetant aux pieds de son père.)
Mon père, ne condamnez pas votre fille sans l'entendre. Malgré les apparences, Cécile n'est point coupable ; elle n'a pu ni délibérer, ni vous consulter…

Le Père de famille ( d'un air un peu sévère, mais touché.)
Ma fille, vous êtes tombée dans une grande imprudence.

Cécile
Mon père !

Le Père de famille (avec tendresse.)
Levez-vous.

Saint-Albin
Mon père, vous pleurez.

Le Père de famille
C'est sur vous, c'est sur votre sœur. Mes enfants, pourquoi m'avez-vous négligé ? Voyez, vous n'avez pu vous éloigner de moi sans vous égarer.

Saint-Albin et Cécile (en lui baisant les mains.)
Ah, mon père ! (Cependant le Commandeur paraît confondu.)

Le Père de famille (après avoir essuyé ses larmes, prend un air d'autorité, et dit au Commandeur :)
Monsieur le Commandeur, vous avez oublié que vous étiez chez moi.

L'Exempt
Est-ce que monsieur n'est pas le maître de la maison ?

Le Père de famille (à l'Exempt.)
C'est ce que vous auriez dû savoir avant que d'y entrer. Allez, monsieur, je réponds de tout. (L'Exempt sort.)

Saint-Albin
Mon père !

Le Père de famille (avec tendresse.)
Je t'entends.

Saint-Albin (en présentant Sophie au Commandeur.)
Mon oncle !

Sophie ( au Commandeur qui se détourne d'elle.)
Ne repoussez pas l'enfant de votre frère.

Le Commandeur (sans la regarder.)
Oui, d'un homme sans arrangement, sans conduite, qui avait plus que moi, qui a tout dissipé, et qui vous a réduits dans l'état où vous êtes.

Sophie
Je me souviens, lorsque j'étais enfant : alors vous daigniez me caresser. Vous disiez que je vous étais chère. Si je vous afflige aujourd'hui, je m'en irai, je m'en retournerai. J'irai retrouver ma mère, ma pauvre mère, qui avait mis toutes ses espérances en vous…

Saint-Albin
Mon oncle !

Le Commandeur
Je ne veux ni vous voir, ni vous entendre.

Le Père de famille Saint-Albin, Monsieur Le Bon (, en s'assemblant autour de lui.)
Mon frère… Monsieur le Commandeur… Mon oncle.

Le Père de famille
C'est votre nièce.

Le Commandeur
Qu'est-elle venue faire ici ?

Le Père de famille
C'est votre sang.

Le Commandeur
J'en suis assez fâché.

Le Père de famille
Ils portent votre nom.

Le Commandeur
C'est ce qui me désole.

Le Père de famille (en montrant Sophie.)
Voyez-la. Où sont les parents qui n'en fussent vains ?

Le Commandeur
Elle n'a rien : je vous en avertis.

Saint-Albin
Elle a tout !

Le Père de famille
Ils s'aiment.

Le Commandeur (au Père de famille.)
Vous la voulez pour votre fille ?

Le Père de famille
Ils s'aiment.

Le Commandeur (à Saint-Albin.)
Tu la veux pour ta femme ?

Saint-Albin
Si je la veux !

Le Commandeur
Aie-la, j'y consens : aussi bien je n'y consentirais pas, qu'il n'en serait ni plus ni moins… (Au père de famille.)
Mais c'est à une condition.

Saint-Albin (à Sophie.)
Ah ! Sophie ! nous ne serons plus séparés.

Le Père de famille
Mon frère, grâce entière. Point de condition.

Le Commandeur
Non. Il faut que vous me fassiez justice de votre fille et de cet homme-là.

Saint-Albin
Justice ! Et de quoi ? Qu'ont-ils fait ? Mon père, c'est à vous-même que j'en appelle.

Le Père de famille
Cécile pense et sent. Elle a l'âme délicate ; elle se dira ce qu'elle a dû me paraître pendant un instant. Je n'ajouterai rien à son propre reproche.
Germeuil je vous pardonne… Mon estime et mon amitié vous seront conservées ; mes bienfaits vous suivront partout ; mais… (Germeuil s'en va tristement, et Cécile le regarde aller.)

Le Commandeur
Encore passe.

Mademoiselle Clairet
Mon tour va venir. Allons préparer nos paquets. (Elle sort.)

Saint-Albin (à son père.)
Mon père, écoutez-moi… Germeuil, demeurez… C'est lui qui vous a conservé votre fils… Sans lui, vous n'en auriez plus. Qu'allais-je devenir ?… C'est lui qui m'a conservé Sophie… Menacée par moi, menacée par mon oncle, c'est Germeuil, c'est ma sœur qui l'ont sauvée… Ils n'avaient qu'un instant… elle n'avait qu'un asile… Ils l'ont dérobée à ma violence… Les punirez-vous de ma faute ?… Cécile, venez. Il faut fléchir le meilleur des pères. (Il amène sa sœur aux pieds de son père, et s'y jette avec elle.)

Le Père de famille
Ma fille, je vous ai pardonné ; que me demandez-vous ?

Saint-Albin
D'assurer pour jamais son bonheur, le mien et le vôtre. Cécile… Germeuil… Ils s'aiment, ils s'adorent… Mon père, livrez-vous à toute votre bonté. Que ce jour soit le plus beau jour de notre vie. (Il court à Germeuil, il appelle Sophie :)
Germeuil, Sophie… Venez, venez… Allons tous nous jeter aux pieds de mon père.

Sophie (se jetant aux pieds du Père de famille, dont elle ne quitte guère les mains le reste de la scène.)
Monsieur !

Le Père de famille (se penchant sur eux, et les relevant.)
Mes enfants… mes enfants !… Cécile, vous aimez Germeuil ?

Le Commandeur
Et ne vous en ai-je pas averti ?

Cécile
Mon père, pardonnez-moi.

Le Père de famille
Pourquoi me l'avoir celé ? Mes enfants ! vous ne connaissez pas votre père… Germeuil, approchez. Vos réserves m'ont affligé ; mais je vous ai regardé de tout temps comme mon second fils. Je vous avais destiné ma fille. Qu'elle soit avec vous la plus heureuse des femmes.

Le Commandeur
Fort bien. Voilà le comble ! J'ai vu arriver de loin cette extravagance ; mais il était dit qu'elle se ferait malgré moi ; et Dieu merci, la voilà faite. Soyons tous bien joyeux, nous ne nous reverrons plus.

Le Père de famille
Vous vous trompez, monsieur le Commandeur.

Saint-Albin
Mon oncle !

Le Commandeur
Relire-toi. Je voue à ta sœur la haine la mieux conditionnée ; et toi, tu aurais cent enfants, que je n'en nommerais pas un. Adieu. (Il sort.)

Le Père de famille
Allons, mes enfants. Voyons qui de nous saura le mieux réparer les peines qu'il a causées.

Saint-Albin
Mon père, ma sœur, mon ami, je vous ai tous affligés. Mais voyez-la, et accusez-moi, si vous pouvez.

Le Père de famille
Allons, mes enfants ; monsieur Le Bon, amenez mes pupilles. Madame Hébert, j'aurai soin de vous. Soyons tous heureux. (À Sophie.)
Ma fille, votre bonheur sera désormais l'occupation la plus douce de mon fils. Apprenez-lui, à votre tour, à calmer les emportements d'un caractère trop violent. Qu'il sache qu'on ne peut être heureux, quand on abandonne son sort à ses passions. Que votre soumission, votre douceur, votre patience, toutes les vertus que vous nous avez montrées en ce jour, soient à jamais le modèle de sa conduite et l'objet de sa plus tendre estime…

Saint-Albin
Ah ! oui, mon papa.

Le Père de famille ( à Germeuil.)
Mon fils, mon cher fils ! Qu'il me tardait de vous appeler de ce nom. (Ici Cécile baise la main de son père.)
Vous ferez des jours heureux à ma fille. J'espère que vous n'en passerez avec elle aucun qui ne le soit… Je ferai, si je puis, le bonheur de tous… Sophie, il faut appeler ici votre mère, vos frères. Mes enfants, vous allez faire, au pied des autels, le serment de vous aimer toujours. Vous ne sauriez en avoir trop de témoins. Approchez, mes enfants… Venez, Germeuil, venez, Sophie, (Il unit ses quatre enfants, et il dit :)
Une belle femme, un homme de bien, sont les deux êtres les plus touchants de la nature. Donnez deux fois, en un même jour, ce spectacle aux hommes… Mes enfants, que le ciel vous bénisse, comme je vous bénis ! (Il étend ses mains sur eux, et ils s'inclinent pour recevoir sa bénédiction.)
Le jour qui vous unira, sera le jour le plus solennel de votre vie. Puisse-t-il être aussi le plus fortuné !… Allons, mes enfants…
Oh ! qu'il est cruel… qu'il est doux d'être père ! (En sortant de la salle, le Père de famille conduit ses deux filles ; Saint-Albin a les bras jetés autour de son ami Germeuil ; M. Le Bon donne la main à madame Hébert ; le reste suit, en confusion ; et tous marquent le transport de la joie.)


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