(SOPHIE, GERMEUIL, CÉCILE, MADEMOISELLE CLAIRET.)
(Sophie entre sur la scène comme une troublée. Elle ne voit point. Elle n'entend point. Elle ne sait où elle est. Cécile, de son côté, est dans une agitation extrême.)
Sophie
Je ne sais où je suis… Je ne sais où je vais… Il me semble que je marche dans les ténèbres… Ne rencontrerai-je personne qui me conduise ?… Ô ciel ! ne m'abandonnez pas !
Germeuil (l'appelle.)
Mademoiselle, mademoiselle !
Sophie
Qui est-ce qui m'appelle ?
Germeuil
C'est moi, mademoiselle ; c'est moi.
Sophie
Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? Qui que vous soyez, secourez-moi… sauvez-moi…
Germeuil (va la prendre par la main, et lui dit :)
Venez… mon enfant… par ici.
Sophie (fait quelques pas, et tombe sur ses genoux.)
Je ne puis… la force m'abandonne… Je succombe…
Cécile
Ô ciel ! (À Germeuil.)
Appelez… Eh ! non, n'appelez pas.
Sophie (les yeux fermés, et comme dans le délire de la défaillance.)
Les cruels ! que leur ai-je fait ? (Elle regarde autour d'elle, avec toutes les marques de l'effroi.)
Germeuil
Rassurez-vous, je suis l'ami de Saint-Albin, et mademoiselle est sa sœur.
Sophie (après un moment de silence.)
Mademoiselle, que vous dirai-je ? Voyez ma peine ; elle est au-dessus de mes forces… Je suis à vos pieds ; et il faut que j'y meure ou que je vous doive tout… Je suis une infortunée qui cherche un asile… C'est devant votre oncle et votre frère que je fuis… Votre oncle, que je ne connais pas, et que je n'ai jamais offensé ; votre frère… Ah ! ce n'est pas de lui que j'attendais mon chagrin !… Que vais-je devenir, si vous m'abandonnez ?… Ils accompliront sur moi leurs desseins… Secourez-moi, sauvez-moi… sauvez-moi d'eux, sauvez-moi de moi-même. Ils ne savent pas ce que peut oser celle qui craint le déshonneur, et qu'on réduit à la nécessité de haïr la vie… Je n'ai pas cherché mon malheur, et je n'ai rien à me reprocher… Je travaillais, j'avais du pain, et je vivais tranquille… Les jours de la douleur sont venus : ce sont les vôtres qui les ont amenés sur moi ; et je pleurerai toute ma vie, parce qu'ils m'ont connue.
Cécile
Qu'elle me peine !… Oh ! que ceux qui peuvent la tourmenter sont méchants ! (Ici la pitié succède à l'agitation dans le cœur de Cécile. Elle se penche sur le dos d'un fauteuil, du côté de Sophie, et celle-ci continue :)
Sophie
J'ai une mère qui m'aime… Comment reparaîtrais-je devant elle ?… Mademoiselle, conservez une fille à sa mère, je vous en conjure par la vôtre, si vous l'avez encore… Quand je la quittai, elle dit : Anges du ciel, prenez cette enfant sous votre garde, et conduisez-la. Si vous fermez votre cœur à la pitié, le ciel n'aura point entendu sa prière ; et elle en mourra de douleur… Tendez la main à celle qu'on opprime, afin qu'elle vous bénisse toute sa vie… Je ne peux rien ; mais il est un Être qui peut tout, et devant lequel les œuvres de la commisération ne sont pas perdues… Mademoiselle !
Cécile (s'approche d'elle, et lui tend les mains.)
Levez-vous…
Germeuil (à Cécile.)
Vos yeux se remplissent de larmes ; son malheur vous a touchée.
Cécile (à Germeuil.)
Qu'avez-vous fait ?
Sophie
Dieu soit loué, tous les cœurs ne sont pas endurcis.
Cécile
Je connais le mien, je ne voulais ni vous voir, ni vous entendre… Enfant aimable et malheureux, comment vous nommez-vous ?
Sophie
Sophie
Cécile ( en l'embrassant.)
Sophie Venez. (Germeuil se jette aux genoux de Cécile, et lui prend une main qu'il baise sans parler.)
Que me demandez-vous encore ? ne fais-je pas tout ce que vous voulez ? (Cécile s'avance vers le fond du salon avec Sophie, qu'elle remet à sa femme de chambre.)
Germeuil (en se relevant.)
Imprudent… qu'allais-je lui dire ?…
Mademoiselle Clairet
J'entends, mademoiselle ; reposez-vous sur moi.
La pièce "Est-il bon ? Est-il méchant ?" de Denis Diderot est une comédie philosophique en plusieurs actes qui explore les paradoxes moraux et les complexités de la nature humaine....