Le Père de famille
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ACTE II - Scène première

Denis Diderot

ACTE II - Scène première


(LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE, MADEMOISELLE CLAIRET, MONSIEUR LE BON, un Paysan, MADAME PAPILLON, marchande à la toilette, avec une de ses ouvrières ; LA BRIE ; PHILIPPE, domestique qui vient se présenter ; un Homme vêtu de noir qui a l'air d'un pauvre honteux, et qui l'est.)
(Toutes ces personnes arrivent les unes après les autres. Le paysan se tient debout, le corps penché sur son bâton. Madame Papillon, assise dans un fauteuil, s'essuie le visage avec son mouchoir ; sa fille de boutique est debout à côté d'elle, avec un petit carton sous le bras. M. Le Bon est étalé négligemment sur un canapé. L'homme vêtu de noir est retiré à l'écart, debout dans un coin, auprès d'une fenêtre. La Brie est en veste et en papillotes. Philippe est habillé. La Brie tourne autour de lui, et le regarde un peu de travers, tandis que M. Le Bon examine avec sa lorgnette la fille de boutique de madame Papillon. Le Père de famille entre, et tout le monde se lève. Il est suivi de sa fille, et sa fille précédée de sa femme de chambre, qui porte le déjeuner de sa maîtresse. Mademoiselle Clairet fait, en passant, un petit salut de protection à madame Papillon. Elle sert le déjeuner de sa maîtresse sur une petite table. Cécile s'assied d'un côté de cette table. Le Père de famille est assis de l'autre. Mademoiselle Clairet est debout, derrière le fauteuil de sa maîtresse.)

Le Père de famille (au Paysan.)
Ah ! c'est vous, qui venez enchérir sur le bail de mon fermier de Limeuil. J'en suis content. Il est exact. Il a des enfants. Je ne suis pas fâché qu'il fasse avec moi ses affaires. Retournez-vous-en. (Mademoiselle Clairet fait signe à madame Papillon d'approcher.)

Cécile (à madame Papillon, bas.)
M'apportez-vous de belles choses ?

Le Père de famille (à son intendant.)
Eh bien ! Monsieur Le Bon, qu'est-ce qu'il y a ?

Madame Papillon (, bas à Cécile.)
Mademoiselle, vous allez voir.

Monsieur Le Bon
Ce débiteur, dont le billet est échu depuis un mois, demande encore à différer son payement.

Le Père de famille
Les temps sont durs ; accordez-lui le délai qu'il demande. Risquons une petite somme, plutôt que de le ruiner. (Pendant que la scène marche, madame Papillon et sa fille de boutique déploient sur des fauteuils, des perses, des indiennes, des satins de Hollande, etc. Cécile, tout en prenant son café, regarde, approuve, désapprouve, fait mettre à part, etc.)

Monsieur Le Bon
Les ouvriers qui travaillaient à votre maison d'Orsigny sont venus.

Le Père de famille
Faites leur compte.

Monsieur Le Bon
Cela peut aller au delà des fonds.

Le Père de famille
Faites toujours. Leurs besoins sont plus pressants que les miens ; et il vaut mieux que je sois gêné qu'eux. (À sa fille)
Cécile, n'oubliez pas mes pupilles. Voyez s'il n'y a rien là qui leur convienne… (Ici il aperçoit le Pauvre honteux. Il se lève avec empressement. Il s'avance vers lui, et lui dit bas :)
Pardon, monsieur ; je ne vous voyais pas… Des embarras domestiques m'ont occupé… Je vous avais oublié. (Tout en parlant, il tire une bourse qu'il lui donne furtivement, et tandis qu'il le reconduit et qu'il revient, l'autre scène avance.)

Mademoiselle Clairet
Ce dessin est charmant.

Cécile
Combien cette pièce ?

Madame Papillon
Dix louis, au juste.

Mademoiselle Clairet
C'est donner. (Cécile paye.)

Le Père de famille ( en revenant, bas, et d'un ton de commisération.)
Une famille à élever, un état à soutenir, et point de fortune !

Cécile
Qu'avez-vous là, dans ce carton ?

La Fille de boutique
Ce sont des dentelles. (Elle ouvre son carton.)

Cécile (vivement)
Je ne veux pas les voir. Adieu, madame Papillon. (Mademoiselle Clairet, madame Papillon et sa fille de boutique sortent.)

Monsieur Le Bon
Ce voisin, qui a formé des prétentions sur votre terre, s'en désisterait peut-être, si…

Le Père de famille
Je ne me laisserai pas dépouiller. Je ne sacrifierai point les intérêts de mes enfants à l'homme avide et injuste. Tout ce que je puis, c'est de céder, si l'on veut, ce que la poursuite de ce procès pourra me coûter. Voyez. (Monsieur Le Bon va pour sortir.)

Le Père de famille ( le rappelle, et lui dit :)
À propos, monsieur Le Bon. Souvenez-vous de ces gens de province. Je viens d'apprendre qu'ils ont envoyé ici un de leurs enfants ; tâchez de me le découvrir. (À La Brie, qui s'occupait à ranger le salon.)
Vous n'êtes plus à mon service. Vous connaissiez le dérèglement de mon fils. Vous m'avez menti. On ne ment pas chez moi.

Cécile (intercédant.)
Mon père !

Le Père de famille
Nous sommes bien étranges. Nous les avilissons ; nous en faisons de malhonnêtes gens, et lorsque nous les trouvons tels, nous avons l'injustice de nous en plaindre. (À La Brie.)
Je vous laisse votre habit, et je vous accorde un mois de vos gages. Allez. (À Philippe.)
Est-ce vous dont on vient de me parler ?

Philippe
Oui, monsieur.

Le Père de famille
Vous avez entendu pourquoi je le renvoie. Souvenez-vous-en. Allez, et ne laissez entrer personne.


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