(SAINT-ALBIN, SOPHIE, MADAME HÉBERT.)
(Tandis que Saint-Albin continue comme s'il était seul, Sophie et sa bonne s'avancent, et parlent dans les intervalles du monologue de Saint-Albin.)
Saint-Albin (après une pause, en se promenant et rêvant.)
Oui, tout est vu… ils ont conjuré contre moi… je le sens…
Sophie (d'un ton doux et plaintif.)
On le veut… Allons, ma bonne.
Saint-Albin
C'est pour la première fois que mon père est d'accord avec cet oncle cruel.
Sophie (en soupirant.)
Ah ! quel moment !
Madame Hébert
Il est vrai, mon enfant.
Sophie
Mon cœur se trouble.
Saint-Albin
Ne perdons point de temps ; il faut l'aller trouver.
Sophie (apercevant Saint-Albin.)
Le voilà, ma bonne, c'est lui.
Saint-Albin (allant à Sophie.)
Oui, Sophie, oui, c'est moi ; je suis Sergi.
Sophie ( en sanglotant.)
Non, vous ne l'êtes pas… (Elle se retourne vers madame Hébert.)
Que je suis malheureuse ! je voudrais être morte. Ah, ma bonne, à quoi me suis-je engagée ! Que vais-je lui apprendre ? que va-t-il devenir ? ayez pitié de moi… dites-lui.
Saint-Albin
Sophie ne craignez rien. Sergi vous aimait ; Saint-Albin vous adore, et vous voyez l'homme le plus vrai et l'amant le plus passionné.
Sophie (soupire profondément.)
Hélas !
Saint-Albin
Croyez que Sergi ne peut vivre, ne veut vivre que pour vous.
Sophie
Je le crois ; mais à quoi cela sert-il ?
Saint-Albin
Dites un mot.
Sophie
Quel mot ?
Saint-Albin
Que vous m'aimez. Sophie, m'aimez-vous ?
Sophie (en soupirant profondément.)
Ah ! si je ne vous aimais pas !
Saint-Albin
Donnez-moi donc votre main ; recevez la mienne, et le serment que je fais ici à la face du ciel, et de cette honnête femme qui vous a servi de mère, de n'être jamais qu'à vous.
Sophie
Hélas ! vous savez qu'une fille bien née ne reçoit et ne fait de serments qu'au pied des autels… Et ce n'est pas moi que vous y conduirez… Ah ! Sergi ! c'est à présent que je sens la distance qui nous sépare !
Saint-Albin (avec violence.)
Sophie et vous aussi ?
Sophie
Abandonnez-moi à ma destinée, et rendez le repos à un père qui vous aime.
Saint-Albin
Ce n'est pas vous qui parlez, c'est lui. Je le reconnais, cet homme dur et cruel.
Sophie
Il ne l'est point ; il vous aime.
Saint-Albin
Il m'a maudit, il m'a chassé : il ne lui restait plus qu'à se servir de vous pour m'arracher la vie.
Sophie
Vivez, Sergi.
Saint-Albin
Jurez donc que vous serez à moi malgré lui.
Sophie
Moi, Sergi ? ravir un fils à son père !… J'entrerais dans une famille qui me rejette !
Saint-Albin
Et que vous importe mon père, mon oncle, ma sœur, et toute ma famille, si vous m'aimez ?
Sophie
Vous avez une sœur ?
Saint-Albin
Oui, Sophie.
Sophie
Qu'elle est heureuse !
Saint-Albin
Vous me désespérez.
Sophie
J'obéis à vos parents. Puisse le ciel vous accorder, un jour, une épouse qui soit digne de vous, et qui vous aime autant que Sophie !
Saint-Albin
Et vous le souhaitez ?
Sophie
Je le dois.
Saint-Albin
Malheur, malheur à qui vous a connue, et qui peut être heureux sans vous !
Sophie
Vous le serez ; vous jouirez de toutes les bénédictions promises aux enfants qui respecteront la volonté de leurs parents. J'emporterai celles de votre père. Je retournerai seule à ma misère, et vous vous ressouviendrez de moi.
Saint-Albin
Je mourrai de douleur, et vous l'aurez voulu… (En la regardant tristement.)
Sophie…
Sophie
Je ressens toute la peine que je vous cause.
Saint-Albin (en la regardant encore.)
Sophie
Sophie ( à madame Hébert, en sanglotant.)
Ô ma bonne, que ses larmes me font de mal !… Sergi, n'opprimez pas mon âme faible… j'en ai assez de ma douleur… (Elle se couvre les yeux de ses mains.)
Adieu, Sergi.
Saint-Albin
Vous m'abandonnez ?
Sophie
Je n'oublierai point ce que vous avez fait pour moi. Vous m'avez vraiment aimée : ce n'est pas en descendant de votre état, c'est en respectant mon malheur et mon indigence, que vous l'avez montré. Je me rappellerai souvent ce lieu où je vous ai connu… Ah ! Sergi !
Saint-Albin
Vous voulez que je meure.
Sophie
C'est moi, c'est moi qui suis à plaindre.
Saint-Albin
Sophie où allez-vous ?
Sophie
Je vais subir ma destinée, partager les peines de mes sœurs, et porter les miennes dans le sein de ma mère. Je suis la plus jeune de ses enfants, elle m'aime ; je lui dirai tout, et elle me consolera.
Saint-Albin
Vous m'aimez et vous m'abandonnez ?
Sophie
Pourquoi vous ai-je connu ?… Ah !… (Elle s'éloigne.)
Saint-Albin
Non, non… je ne le puis… Madame Hébert, retenez-la… ayez pitié de nous.
Madame Hébert
Pauvre Sergi !
Saint-Albin (à Sophie.)
Vous ne vous éloignerez pas… j'irai… je vous suivrai… Sophie, arrêtez… Ce n'est ni par vous, ni par moi que je vous conjure… Vous avez résolu mon malheur et le vôtre… C'est au nom de ces parents cruels… Si je vous perds je ne pourrai ni les voir, ni les entendre, ni les souffrir… Voulez-vous que je les haïsse ?
Sophie
Aimez vos parents ; obéissez-leur ; oubliez-moi.
Saint-Albin (qui s'est jeté à ses pieds, s'écrie en la retenant par ses habits.)
Sophie écoutez… vous ne connaissez pas Saint-Albin.
Sophie ( à madame Hébert, qui pleure.)
Ma bonne, venez, venez ; arrachez-moi d'ici. (Elle sort.)
Saint-Albin (en se relevant.)
Il peut tout oser ; vous le conduisez à sa perte… Oui, vous l'y conduisez… (Il marche. Il se plaint ; il se désespère. Il nomme Sophie par intervalles. Ensuite il s'appuie sur le dos d'un fauteuil, les yeux couverts de ses mains.)
La pièce "Est-il bon ? Est-il méchant ?" de Denis Diderot est une comédie philosophique en plusieurs actes qui explore les paradoxes moraux et les complexités de la nature humaine....