(LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE.)
Le Père de famille
Ma fille, avez-vous réfléchi ?
Cécile
Oui, mon père.
Le Père de famille
Qu'avez-vous résolu ?
Cécile
De faire en tout votre volonté.
Le Père de famille
Je m'attendais à cette réponse.
Cécile
Si cependant il m'était permis de choisir un état…
Le Père de famille
Quel est celui que vous préféreriez ?… Vous hésitez… Parlez, ma fille.
Cécile
Je préférerais la retraite.
Le Père de famille
Que voulez-vous dire ? Un couvent ?
Cécile
Oui, mon père. Je ne vois que cet asile contre les peines que je crains.
Le Père de famille
Vous craignez des peines, et vous ne pensez pas à celles que vous me causeriez ? Vous m'abandonneriez ? Vous quitteriez la maison de votre père pour un cloître ? La société de votre oncle, de votre frère et la mienne, pour la servitude ? Non, ma fille, cela ne sera point. Je respecte la vocation religieuse ; mais ce n'est pas la vôtre. La nature, en vous accordant les qualités sociales, ne vous destina point à l'inutilité… Cécile, vous soupirez… Ah ! si ce dessein te venait de quelque cause secrète, tu ne sais pas le sort que tu te préparerais. Tu n'as pas entendu les gémissements des infortunées dont tu irais augmenter le nombre. Ils percent la nuit et le silence de leurs prisons. C'est alors, mon enfant, que les larmes coulent amères et sans témoin, et que les couches solitaires en sont arrosées… Mademoiselle, ne me parlez jamais de couvent… Je n'aurai point donné la vie à un enfant ; je ne l'aurai point élevé ; je n'aurai point travaillé sans relâche à assurer son bonheur, pour le laisser descendre tout vif dans un tombeau ; et avec lui, mes espérances et celles de la société trompées… Et qui la repeuplera de citoyens vertueux, si les femmes les plus dignes d'être des mères de famille s'y refusent ?
Cécile
Je vous ai dit, mon père, que je ferais en tout votre volonté.
Le Père de famille
Ne me parlez donc jamais de couvent.
Cécile
Mais j'ose espérer que vous ne contraindrez pas votre fille à changer d'état, et que, du moins, il lui sera permis de passer des jours tranquilles et libres à côté de vous.
Le Père de famille
Si je ne considérais que moi, je pourrais approuver ce parti. Mais je dois vous ouvrir les yeux sur un temps où je ne serai plus… Cécile, la nature a ses vues ; et si vous regardez bien, vous verrez sa vengeance sur tous ceux qui les ont trompées ; les hommes, punis du célibat par le vice ; les femmes, par le mépris et par l'ennui… Vous connaissez les différents états ; dites-moi, en est-il un plus triste et moins considéré que celui d'une fille âgée ? Mon enfant, passé trente ans, on suppose quelque défaut de corps ou d'esprit à celle qui n'a trouvé personne qui fût tenté de supporter avec elle les peines de la vie. Que cela soit ou non, l'âge avance, les charmes passent, les hommes s'éloignent, la mauvaise humeur prend ; on perd ses parents, ses connaissances, ses amis. Une fille surannée n'a plus autour d'elle que des indifférents qui la négligent, ou des âmes intéressées qui comptent ses jours. Elle le sent, elle s'en afflige ; elle vit sans qu'on la console, et meurt sans qu'on la pleure.
Cécile
Cela est vrai. Mais est-il un état sans peine ; et le mariage n'a-t-il pas les siennes ?
Le Père de famille
Qui le sait mieux que moi ? Vous me l'apprenez tous les jours. Mais c'est un état que la nature impose. C'est la vocation de tout ce qui respire… Ma fille, celui qui compte sur un bonheur sans mélange, ne connaît ni la vie de l'homme, ni les desseins du ciel sur lui… Si le mariage expose à des peines cruelles, c'est aussi la source des plaisirs les plus doux. Où sont les exemples de l'intérêt pur et sincère, de la tendresse réelle, de la confiance intime, des secours continus, des satisfactions réciproques, des chagrins partagés, des soupirs entendus, des larmes confondues, si ce n'est dans le mariage ? Qu'est-ce que l'homme de bien préfère à sa femme ? Qu'y a-t-il au monde qu'un père aime plus que son enfant ?… Ô lien sacré des époux, si je pense à vous, mon âme s'échauffe et s'élève !… Ô noms tendres de fils et de fille, je ne vous prononçai jamais sans tressaillir, sans être touché ! Rien n'est plus doux à mon oreille ; rien n'est plus intéressant à mon cœur… Cécile, rappelez-vous la vie de votre mère : en est-il une plus douce que celle d'une femme qui a employé sa journée à remplir les devoirs d'épouse attentive, de mère tendre, de maîtresse compatissante ?… Quel sujet de réflexions délicieuses elle emporte en son cœur, le soir, quand elle se retire !
Cécile
Oui, mon père. Mais où sont les femmes comme elle et les époux comme vous ?
Le Père de famille
Il en est, mon enfant ; et il ne tiendrait qu'à toi d'avoir le sort qu'elle eut.
Cécile
S'il suffisait de regarder autour de soi, d'écouter sa raison et son cœur…
Le Père de famille
Cécile vous baissez les yeux ; vous tremblez ; vous craignez de parler… Mon enfant, laisse-moi lire dans ton âme. Tu ne peux avoir de secret pour ton père ; et si j'avais perdu ta confiance, c'est en moi que j'en chercherais la raison… Tu pleures…
Cécile
Votre bonté m'afflige. Si vous pouviez me traiter plus sévèrement.
Le Père de famille
L'auriez-vous mérité ? Votre cœur vous ferait-il un reproche ?
Cécile
Non, mon père.
Le Père de famille
Qu'avez-vous donc ?
Cécile
Rien.
Le Père de famille
Vous me trompez, ma fille.
Cécile
Je suis accablée de votre tendresse… je voudrais y répondre.
Le Père de famille
Cécile auriez-vous distingué quelqu'un ? Aimeriez-vous ?
Cécile
Que je serais à plaindre !
Le Père de famille
Dites. Dis, mon enfant. Si tu ne me supposes pas une sévérité que je ne connus jamais, tu n'auras pas une réserve déplacée. Vous n'êtes plus un enfant. Comment blâmerais-je en vous un sentiment que je fis naître dans le cœur de votre mère ? vous qui tenez sa place dans ma maison, et qui me la représentez, imitez-la dans la franchise qu'elle eut avec celui qui lui avait donné la vie, et qui voulut son bonheur et le mien… Cécile, vous ne répondez rien ?
Cécile
Le sort de mon frère me fait trembler.
Le Père de famille
Votre frère est un fou.
Cécile
Peut-être ne me trouveriez-vous pas plus raisonnable que lui.
Le Père de famille
Je ne crains pas ce chagrin de Cécile. Sa prudence m'est connue ; et je n'attends que l'aveu de son choix pour le confirmer. (Cécile se tait. Le Père de famille attend un moment ; puis il continue d'un ton sérieux, et même un peu chagrin.)
Il m'eût été doux d'apprendre vos sentiments de vous-même ; mais de quelque manière que vous m'en instruisiez, je serai satisfait. Que ce soit par la bouche de votre oncle, de votre frère, ou de Germeuil, il n'importe… Germeuil est notre ami commun… c'est un homme sage et discret… il a ma confiance… Il ne me paraît pas indigne de la vôtre.
Cécile
C'est ainsi que j'en pense.
Le Père de famille
Je lui dois beaucoup. Il est temps que je m'acquitte avec lui.
Cécile
Vos enfants ne mettront jamais de bornes ni à votre autorité, ni à votre reconnaissance… Jusqu'à présent il vous a honoré comme un père et vous l'avez traité comme un de vos enfants.
Le Père de famille
Ne sauriez-vous point ce que je pourrais faire pour lui ?
Cécile
Je crois qu'il faut le consulter lui-même… Peut-être a-t-il des idées… Peut-être… Quel conseil pourrais-je vous donner ?
Le Père de famille
Le Commandeur m'a dit un mot.
Cécile (avec vivacité.)
J'ignore ce que c'est ; mais vous connaissez mon oncle. Ah mon père, n'en croyez rien.
Le Père de famille
Il faudra donc que je quitte la vie, sans avoir vu le bonheur d'aucun de mes enfants… Cécile… Cruels enfants, que vous ai-je fait pour me désoler ?… J'ai perdu la confiance de ma fille. Mon fils s'est précipité dans des liens que je ne puis approuver, et qu'il faut que je rompe…
La pièce "Est-il bon ? Est-il méchant ?" de Denis Diderot est une comédie philosophique en plusieurs actes qui explore les paradoxes moraux et les complexités de la nature humaine....