Le Père de famille
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ACTE PREMIER - Scène VII

Denis Diderot

ACTE PREMIER - Scène VII


(LE PÈRE DE FAMILLE, UN INCONNU.)
(Tandis que le Père de famille erre, accablé de tristesse, entre un inconnu, vêtu comme un homme du peuple, en redingote et en veste, les bras cachés sous sa redingote, et le chapeau rabattu et enfoncé sur les yeux. Il s'avance à pas lents. Il paraît plongé dans la peine et la rêverie. Il traverse sans apercevoir personne.)

Le Père de famille (qui le voit venir à lui, l'attend, l'arrête par le bras, et lui dit :)
Qui êtes-vous ? où allez-vous ?
(L'inconnu Point de réponse.)

Le Père de famille
Qui êtes-vous ? où allez-vous ?
(L'inconnu Point de réponse encore.)

Le Père de famille (relève lentement le chapeau de l'inconnu, reconnaît son fils, et s'écrie :)
Ciel !… c'est lui !… C'est lui !… Mes funestes pressentiments, les voilà donc accomplis !… Ah !… (Il pousse des accents douloureux ; il s'éloigne, il revient, il dit :)
Je veux lui parler… Je tremble de l'entendre… Que vais-je savoir !… J'ai trop vécu, j'ai trop vécu.

Saint-Albin (, en s'éloignant de son père, et soupirant de douleur.)
Ah !

Le Père de famille (le suivant.)
Qui es-tu ? d'où viens-tu ?… Aurais-je eu le malheur ?

Saint-Albin
Je suis désespéré.

Le Père de famille
Grand Dieu ! que faut-il que j'apprenne !

Saint-Albin (revenant et s'adressant à son père.)
Elle pleure, elle soupire, elle songe à s'éloigner ; et si elle s'éloigne, je suis perdu.

Le Père de famille
Qui, elle ?

Saint-Albin
Sophie Non, Sophie, non… je périrai plutôt.

Le Père de famille
Qui est cette Sophie ?… Qu'a-t-elle de commun avec l'état où je te vois, et l'effroi qu'il me cause ?

Saint-Albin (en se jetant aux pieds de son père.)
Mon père, vous me voyez à vos pieds ; votre fils n'est pas indigne de vous. Mais il va périr ; il va perdre celle qu'il chérit au delà de la vie ; vous seul pouvez la lui conserver. Écoutez-moi, pardonnez-moi, secourez-moi.

Le Père de famille
Parle, cruel enfant ; aie pitié du mal que j'endure.

Saint-Albin (toujours à genoux.)
Si j'ai jamais éprouvé votre bonté ; si dès mon enfance j'ai pu vous regarder comme l'ami le plus tendre ; si vous fûtes le confident de toutes mes joies et de toutes mes peines, ne m'abandonnez pas ; conservez-moi Sophie ; que je vous doive ce que j'ai de plus cher au monde. Protégez-la… elle va nous quitter, rien n'est plus certain… Voyez-la, détournez-la de son projet… la vie de votre fils en dépend… Si vous la voyez, je serai le plus heureux de tous les enfants, et vous serez le plus heureux de tous les pères.

Le Père de famille ( à part.)
Dans quel égarement il est tombé ! (à son fils :)
Qui est-elle, cette Sophie, qui est-elle ?

Saint-Albin (relevé, allant et venant avec enthousiasme.)
Elle est pauvre, elle est ignorée ; elle habite un réduit obscur. Mais c'est un ange, c'est un ange ; et ce réduit est le ciel. Je n'en descendis jamais sans être meilleur. Je ne vois rien dans ma vie dissipée et tumultueuse à comparer aux heures innocentes que j'y ai passées. J'y voudrais vivre et mourir, dussé-je être méconnu, méprisé du reste de la terre… Je croyais avoir aimé, je me trompais… C'est à présent que j'aime… (En saisissant la main de son père.)
Oui… j'aime pour la première fois.

Le Père de famille
Vous vous jouez de mon indulgence, et de ma peine. Malheureux, laissez là vos extravagances ; regardez-vous, et répondez-moi. Qu'est-ce que cet indigne travestissement ? Que m'annonce-t-il ?

Saint-Albin
Ah, mon père ! c'est à cet habit que je dois mon bonheur, ma Sophie, ma vie.

Le Père de famille
Comment ? parlez.

Saint-Albin
Il a fallu me rapprocher de son état ; il a fallu lui dérober mon rang, devenir son égal. Écoutez, écoutez.

Le Père de famille
J'écoute, et j'attends.

Saint-Albin
Près de cet asile écarté qui la cache aux yeux des hommes… Ce fut ma dernière ressource.

Le Père de famille
Eh bien ?…

Saint-Albin
À côté de ce réduit… il y en avait un autre.

Le Père de famille
Achevez.

Saint-Albin
Je le loue, j'y fais porter les meubles qui conviennent à un indigent ; je m'y loge, et je deviens son voisin, sous le nom de Sergi, et sous cet habit.

Le Père de famille
Ah ! je respire !… Grâce à Dieu, du moins, je ne vois plus en lui qu'un insensé.

Saint-Albin
Jugez si j'aimais !… Qu'il va m'en coûter cher !… Ah !

Le Père de famille
Revenez à vous, et songez à mériter par une entière confiance le pardon de votre conduite.

Saint-Albin
Mon père, vous saurez tout. Hélas ! je n'ai que ce moyen pour vous fléchir !… La première fois que je la vis, ce fut à l'église. Elle était à genoux au pied des autels, auprès d'une femme âgée que je pris d'abord pour sa mère ; elle attachait tous les regards… Ah ! mon père, quelle modestie ! quels charmes !… Non, je ne puis vous rendre l'impression qu'elle fit sur moi. Quel trouble j'éprouvai ! avec quelle violence mon cœur palpita ! ce que je ressentis ! ce que je devins !… Depuis cet instant, je ne pensai, je ne rêvai qu'elle. Son image me suivit le jour, m'obséda la nuit, m'agita partout. J'en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J'allais partout où j'espérais de la revoir. Je languissais, je périssais, vous le savez, lorsque je découvris que cette femme âgée qui l'accompagnait se nommait madame Hébert ; que Sophie l'appelait sa bonne ; et que, reléguées toutes deux à un quatrième étage, elles y vivaient d'une vie misérable… Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai ? Que j'eus lieu d'en rougir, lorsque le ciel m'eut inspiré de m'établir à côté d'elle !… Ah ! mon père, il faut que tout ce qui l'approche devienne honnête ou s'en éloigne !… Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l'ignorez… Elle m'a changé, je ne suis plus ce que j'étais… Dès les premiers instants, je sentis les désirs honteux s'éteindre dans mon âme, le respect et l'admiration leur succéder. Sans qu'elle m'eût arrêté, contenu, peut-être même avant qu'elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide ; de jour en jour je le devins davantage ; et bientôt il ne me fut pas plus libre d'attenter à sa vertu qu'à sa vie.

Le Père de famille
Et que font ces femmes ? quelles sont leurs ressources ?

Saint-Albin
Ah ! si nous connaissiez la vie de ces infortunées ! Imaginez que leur travail commence avant le jour, et que souvent elles passent les nuits. La bonne file au rouet : une toile dure et grossière est entre les doigts tendres et délicats de Sophie, et les blesse. Ses yeux, les plus beaux yeux du monde, s'usent à la lumière d'une lampe. Elle vit sous un toit, entre quatre murs tout dépouillés ; une table de bois, deux chaises de paille, un grabat, voilà ses meubles… Ô ciel ! quand tu la formas, était-ce là le sort que tu lui destinais ?

Le Père de famille
Et comment eûtes-vous accès ? Soyez vrai.

Saint-Albin
Il est inouï tout ce qui s'y opposait, tout ce que je fis. Établi auprès d'elles, je ne cherchai point d'abord à les voir ; mais quand je les rencontrais en descendant, en montant, je les saluais avec respect. Le soir, quand je rentrais (car le jour on me croyait à mon travail)
, j'allais doucement frapper à leur porte, et je leur demandais les petits services qu'on se rend entre voisins ; comme de l'eau, du feu, de la lumière. Peu à peu elles se firent à moi ; elles prirent de la confiance. Je m'offris à les servir dans des bagatelles. Par exemple, elles n'aimaient pas sortir à la nuit ; j'allais et je venais pour elles.

Le Père de famille
Que de mouvements et de soins ! et à quelle fin ! Ah ! si les gens de bien !… Continuez.

Saint-Albin
Un jour, j'entends frapper à ma porte ; j'ouvre : c'était la bonne. Elle entre sans parler, s'assied et se met à pleurer. Je lui demande ce qu'elle a. "Sergi, me dit-elle, ce n'est pas sur moi que je pleure. Née dans la misère, j'y suis faite ; mais cette enfant me désole… — Qu'a-t-elle ? que vous est-il arrivé ?… — Hélas ! répond la bonne, depuis huit jours nous n'avons plus d'ouvrage ; et nous sommes sur le point de manquer de pain. — Ciel ! m'écriai-je ! tenez, allez, courez." Après cela… je me renfermai, et l'on ne me vit plus.

Le Père de famille
J'entends, voilà le fruit des sentiments qu'on leur inspire ; ils ne servent qu'à les rendre plus dangereux.

Saint-Albin
On s'aperçut de ma retraite, et je m'y attendais. La bonne madame Hébert m'en fit des reproches. Je m'enhardis : je l'interrogeai sur leur situation ; je peignis la mienne comme il me plut. Je proposai d'associer notre indigence, et de l'alléger en vivant en commun. On fit des difficultés ; j'insistai, et l'on consentit à la fin. Jugez de ma joie. Hélas ! elle a bien peu duré, et qui sait combien ma peine durera !
Hier, j'arrivai à mon ordinaire, Sophie était seule ; elle avait les coudes appuyés sur sa table, et la tête penchée sur sa main ; son ouvrage était tombé à ses pieds. J'entrai sans qu'elle m'entendît ; elle soupirait. Des larmes s'échappaient d'entre ses doigts, et coulaient le long de ses bras. Il y avait déjà quelque temps que je la trouvais triste… Pourquoi pleurait-elle ? qu'est-ce qui l'affligeait ? Ce n'était plus le besoin ; son travail et mes attentions pourvoyaient à tout… Menacé du seul malheur que je redoutais, je ne balançai point, je me jetai à ses genoux. Quelle fut sa surprise ! "Sophie, lui dis-je, vous pleurez ? qu'avez-vous ? ne me celez pas votre peine. Parlez-moi ; de grâce, parlez-moi." Elle se taisait. Ses larmes continuaient de couler. Ses yeux, où la sérénité n'était plus, noyés dans les pleurs, se tournaient sur moi, s'en éloignaient, y revenaient. Elle disait seulement : "Pauvre Sergi, malheureuse Sophie !" Cependant j'avais baissé mon visage sur ses genoux, et je mouillais son tablier de mes larmes. Alors la bonne rentra. Je me lève, je cours à elle, je l'interroge ; je reviens à Sophie, je la conjure. Elle s'obstine au silence. Le désespoir s'empare de moi ; je marche dans la chambre, sans savoir ce que je fais. Je m'écrie douloureusement : "C'est fait de moi ; Sophie, vous voulez nous quitter : c'est fait de moi." À ces mots ses pleurs redoublent, et elle retombe sur sa table comme je l'avais trouvée. La lueur pâle et sombre d'une petite lampe éclairait cette scène de douleur, qui a duré toute la nuit. À l'heure que le travail est censé m'appeler, je suis sorti ; et je me retirais ici accablé de ma peine…

Le Père de famille
Tu ne pensais pas à la mienne.

Saint-Albin
Mon père !

Le Père de famille
Que voulez-vous ? qu'espérez-vous ?

Saint-Albin
Que vous mettrez le comble à tout ce que vous avez fait pour moi depuis que je suis ; que vous verrez Sophie, que vous lui parlerez, que…

Le Père de famille
Jeune insensé !… Et savez-vous qui elle est ?

Saint-Albin
C'est là son secret. Mais ses mœurs, ses sentiments, ses discours n'ont rien de conforme à sa condition présente. Un autre état perce à travers la pauvreté de son vêtement : tout la trahit, jusqu'à je ne sais quelle fierté qu'on lui a inspirée, et qui la rend impénétrable sur son état !… Si vous voyiez son ingénuité, sa douceur, sa modestie !… Vous vous souvenez bien de maman… vous soupirez. Eh bien ! c'est elle. Mon papa, voyez-la ; et si votre fils vous a dit un mot…

Le Père de famille
Et cette femme chez qui elle est, ne vous en a rien appris ?

Saint-Albin
Hélas ! elle est aussi réservée que Sophie ! Ce que j'en ai pu tirer, c'est que cette enfant est venue de province implorer l'assistance d'un parent, qui n'a voulu ni la voir ni la secourir. J'ai profité de cette confidence pour adoucir sa misère, sans offenser sa délicatesse. Je fais du bien à ce que j'aime, et il n'y a que moi qui le sache.

Le Père de famille
Avez-vous dit que vous aimiez ?

Saint-Albin (avec vivacité.)
Moi, mon père ?… Je n'ai pas même entrevu dans l'avenir le moment où je l'oserais.

Le Père de famille
Vous ne vous croyez donc pas aimé ?

Saint-Albin
Pardonnez-moi… Hélas ! quelquefois je l'ai cru !…

Le Père de famille
Et sur quoi ?

Saint-Albin
Sur des choses légères qui se sentent mieux qu'on ne les dit. Par exemple, elle prend intérêt à tout ce qui me touche. Auparavant, son visage s'éclaircissait à mon arrivée, son regard s'animait, elle avait plus de gaieté. J'ai cru deviner qu'elle m'attendait. Souvent elle m'a plaint d'un travail qui prenait toute ma journée, et je ne doute pas qu'elle n'ait prolongé le sien dans la nuit, pour m'arrêter plus longtemps.

Le Père de famille
Vous m'avez tout dit ?

Saint-Albin
Tout.

Le Père de famille (après une pause.)
Allez vous reposer… je la verrai.

Saint-Albin
Vous la verrez ? Ah, mon père ! vous la verrez !… Mais songez que le temps presse…

Le Père de famille
Allez, et rougissez de n'être pas plus occupé des alarmes que votre conduite m'a données, et peut me donner encore.

Saint-Albin
Mon père, vous n'en aurez plus.


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