Le Père de famille
-
ACTE IV - Scène X

Denis Diderot

ACTE IV - Scène X


(CÉCILE, GERMEUIL, SAINT-ALBIN, SOPHIE, MADEMOISELLE CLAIRET, dans l'antichambre, à l'entrée de la salle.)

Sophie (apercevant Saint-Albin, court, effrayée, se jeter entre les bras de Cécile, et s'écrie :)
Mademoiselle !

Saint-Albin (la suivant.)
Sophie! (Cécile tient Sophie entre ses bras, et la serre avec tendresse.)

Germeuil (appelle.)
Mademoiselle Clairet?

Mademoiselle Clairet (du dedans.)
J'y suis.

Cécile ( à Sophie.)
Ne craignez rien. Rassurez-vous. Asseyez-vous. (Sophie s'assied. Cécile et Germeuil se retirent au fond du théâtre, où ils demeurent spectateurs de ce qui se passe entre Sophie et Saint-Albin. Germeuil a l'air sérieux et rêveur. Il regarde quelquefois tristement Cécile, qui, de son côté, montre du chagrin, et de temps en temps, de l'inquiétude.)

Saint-Albin (à Sophie, qui a les yeux baissés et le maintien sévère.)
C'est vous ; c'est vous. Je vous recouvre… Sophie… ciel, quelle sévérité ! Quel silence ! Sophie, ne me refusez pas un regard… J'ai tant souffert !… Dites un mot à cet infortuné.

Sophie (sans le regarder.)
Le méritez-vous ?

Saint-Albin
Demandez-leur.

Sophie
Qu'est-ce qu'on m'apprendra ? N'en sais-je pas assez ? Où suis-je ? Que fais-je ici ? Qui est-ce qui m'y a conduite ? Qui m'y retient ?… Monsieur, qu'avez-vous résolu de moi ?

Saint-Albin
De vous aimer, de vous posséder, d'être à vous malgré toute la terre, malgré vous.

Sophie
Vous me montrez bien le mépris qu'on fait des malheureux. On les compte pour rien. On se croit tout permis avec eux. Mais, monsieur, j'ai des parents aussi.

Saint-Albin
Je les connaîtrai. J'irai ; j'embrasserai leurs genoux ; et c'est d'eux que je vous obtiendrai.

Sophie
Ne l'espérez pas. Ils sont pauvres, mais ils ont de l'honneur… Monsieur, rendez-moi à mes parents ; rendez-moi à moi-même ; renvoyez-moi.

Saint-Albin
Demandez plutôt ma vie ; elle est à vous.

Sophie
Dieu ! que vais-je devenir ? (À Cécile, à Germeuil, d'un ton désolé et suppliant :)
Monsieur… mademoiselle… (Et se retournant vers Saint-Albin :)
Monsieur, renvoyez-moi… renvoyez-moi… Homme cruel, faut-il tomber à vos pieds ? M'y voilà. (Elle se jette aux pieds de Saint-Albin.)

Saint-Albin (tombe aux siens en la relevant et dit :)
Vous, à mes pieds ! C'est à moi à me jeter, à mourir aux vôtres.

Sophie (relevée.)
Vous êtes sans pitié… Oui, vous êtes sans pitié… Vil ravisseur, que t'ai-je fait ? quel droit as-tu sur moi ?… Je veux m'en aller… Qui est-ce qui osera m'arrêter ? Vous m'aimez ?… vous m'avez aimée ?… vous ?

Saint-Albin
Qu'ils le disent.

Sophie
Vous avez résolu ma perte… Oui, vous l'avez résolue, et vous l'achèverez… Ah ! Sergi ! (En disant ce mot avec douleur, elle se laisse aller dans un fauteuil ; elle détourne son visage de Saint-Albin et se met à pleurer.)

Saint-Albin
Vous détournez vos yeux de moi… Vous pleurez. Ah ! j'ai mérité la mort… Malheureux que je suis ! Qu'ai-je voulu ? Qu'ai-je dit ? Qu'ai-je osé ? Qu'ai-je fait ?

Sophie (à elle-même.)
Pauvre Sophie, à quoi le ciel t'a réservée !… La misère m'arrache d'entre les bras d'une mère… J'arrive ici avec un de mes frères… Nous y venions chercher de la commisération ; et nous n'y rencontrons que le mépris et la dureté… Parce que nous sommes pauvres, on nous méconnaît, on nous repousse… Mon frère me laisse… Je reste seule… Une bonne femme voit ma jeunesse et prend pitié de mon abandon… Mais une étoile qui veut que je sois malheureuse, conduit cet homme-là sur mes pas et l'attache à ma perte… J'aurai beau pleurer… ils veulent me perdre, et ils me perdront… Si ce n'est celui-ci, ce sera son oncle… (Elle se lève.)
Eh ! que me veut cet oncle ?… pourquoi me poursuit-il aussi ?… Est-ce moi qui ai appelé son neveu ?… Le voilà ; qu'il parle, qu'il s'accuse lui-même… Homme trompeur, homme ennemi de mon repos, parlez.

Saint-Albin
Mon cœur est innocent. Sophie, ayez pitié de moi… pardonnez-moi.

Sophie
Qui s'en serait méfié !… Il paraissait si tendre et si bon !… Je le croyais doux…

Saint-Albin
Sophie pardonnez-moi.

Sophie
Que je vous pardonne !

Saint-Albin
Sophie! (Il veut lui prendre la main.)

Sophie
Retirez-vous ; je ne vous aime plus, je ne vous estime plus. Non.

Saint-Albin
Dieu ! que vais-je devenir !… Ma sœur, Germeuil, parlez ; parlez pour moi… Sophie, pardonnez-moi.

Sophie
Non. (Cécile et Germeuil s'approchent.)

Cécile
Mon enfant.

Germeuil
C'est un homme qui vous adore.

Sophie
Eh bien ! qu'il me le prouve. Qu'il me défende contre son oncle ; qu'il me rende à mes parents : qu'il me renvoie ; et je lui pardonne.


Autres textes de Denis Diderot

Est-il bon ? Est-il méchant ?

La pièce "Est-il bon ? Est-il méchant ?" de Denis Diderot est une comédie philosophique en plusieurs actes qui explore les paradoxes moraux et les complexités de la nature humaine....



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025