Le Père de famille
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ACTE III - Scène V

Denis Diderot

ACTE III - Scène V


(CÉCILE, LE COMMANDEUR, LE PÈRE DE FAMILLE, SAINT-ALBIN.)
(Le Père de famille entre le premier. Son fils le suit.)

Saint-Albin (violent, désolé, éperdu, ici et dans toute la scène.)
Elles n'y sont plus… On ne sait ce qu'elles sont devenues. Elles ont disparu.

Le Commandeur (à part.)
Bon. Mon ordre est exécuté.

Saint-Albin
Mon père, écoutez la prière d'un fils désespéré. Rendez-lui Sophie. Il est impossible qu'il vive sans elle. Vous faites le bonheur de tout ce qui vous environne ; votre fils sera-t-il le seul que vous ayez rendu malheureux ?… Elle n'y est plus… elles ont disparu… Que ferai-je ?… Quelle sera ma vie ?

Le Commandeur (à part.)
Il a fait diligence.

Saint-Albin
Mon père !

Le Père de famille
Je n'ai aucune part à leur absence. Je vous l'ai déjà dit. Croyez-moi. (Cela dit, le Père de famille se promène lentement, la tête baissée, et l'air chagrin.)

Saint-Albin (s'écrie, en se tournant vers le fond.)
Sophie où êtes-vous ? Qu'êtes-vous devenue ?… Ah !…

Cécile (à part.)
Voilà ce que j'avais prévu.

Le Commandeur (à part.)
Consommons notre ouvrage. Allons. (À son neveu, d'un ton compatissant.)
Saint-Albin.

Saint-Albin
Monsieur, laissez-moi. Je ne me repens que trop de vous avoir écouté… Je la suivais… Je l'aurais fléchie… Et je l'ai perdue !

Le Commandeur
Saint-Albin

Saint-Albin
Laissez-moi.

Le Commandeur
J'ai causé ta peine, et j'en suis affligé.

Saint-Albin
Que je suis malheureux !

Le Commandeur
Germeuil me l'avait bien dit. Mais aussi, qui pouvait imaginer que, pour une fille comme il y en a tant, tu tomberais dans l'état où je te vois ?

Saint-Albin (avec terreur.)
Que dites-vous de Germeuil ?

Le Commandeur
Je dis… Rien…

Saint-Albin
Tout me manquerait-il en un jour ? et le malheur qui me poursuit m'aurait-il encore ôté mon ami ? Monsieur le Commandeur, achevez.

Le Commandeur
Germeuil et moi… Je n'ose te l'avouer… Tu ne nous le pardonneras jamais…

Le Père de famille (au Commandeur.)
Qu'avez-vous fait ? Serait-il possible ?… Mon frère, expliquez-vous.

Le Commandeur
Cécile Germeuil te l'aura confié ?… Dis pour moi.

Saint-Albin (au Commandeur.)
Vous me faites mourir.

Le Père de famille (avec sévérité.)
Cécile vous vous troublez.

Saint-Albin
Ma sœur !

Le Père de famille (regardant encore sa fille, avec sévérité.)
Cécile Mais non, le projet est trop odieux… Ma fille et Germeuil en sont incapables.

Saint-Albin
Je tremble… je frémis… ciel ! de quoi suis-je menacé !

Le Père de famille (avec sévérité.)
Monsieur le Commandeur, expliquez-vous, vous dis-je ; et cessez de me tourmenter par les soupçons que vous répandez sur tout Ce qui m'entoure. (Le Père de famille se promène ; il est indigné. Le Commandeur hypocrite paraît honteux, et se tait. Cécile a l'air consterné. Saint-Albin a les yeux sur le Commandeur, et attend avec effroi qu'il s'explique.)

Le Père de famille (au Commandeur.)
Avez-vous résolu de garder encore longtemps ce silence cruel ?

Le Commandeur (à sa nièce.)
Puisque tu te tais, et qu'il faut que je parle… (À saint-Albin :)
Ta maîtresse…

Saint-Albin
Sophie

Le Commandeur
Est renfermée.

Saint-Albin
Grand Dieu !

Le Commandeur
J'ai obtenu la lettre de cachet… Et Germeuil s'est chargé du reste.

Le Père de famille
Germeuil!

Saint-Albin
Lui !

Cécile
Mon frère, il n'en est rien.

Saint-Albin
(Il se renverse sur un fauteuil avec toutes les marques du désespoir.)
Sophie et c'est Germeuil !

Le Père de famille (au Commandeur.)
Et que vous a fait cette infortunée, pour ajouter à son malheur la perte de l'honneur et de la liberté ? Quels droits avez-vous sur elle ?

Le Commandeur
La maison est honnête.

Saint-Albin
Je la vois… Je vois ses larmes. J'entends ses cris, et je ne meurs pas… (au commandeur :)
Barbare, appelez votre indigne complice. Venez tous les deux ; par pitié, arrachez-moi la vie… Sophie !… Mon père, secourez-moi. Sauvez-moi de mon désespoir. (Il se jette entre les bras de son père.)

Le Père de famille
Calmez-vous, malheureux.

Saint-Albin (entre les bras de son père ; d'un ton plaintif et douloureux.)
Germeuil!… Lui !… Lui !…

Le Commandeur
Il n'a fait que ce que tout autre aurait fait à sa place.

Saint-Albin (toujours sur le sein de son père et du même ton.)
Qui se dit mon ami ! Le perfide !

Le Père de famille
Sur qui compter, désormais !

Le Commandeur
Il ne le voulait pas ; mais je lui ai promis ma fortune et ma nièce.

Cécile
Mon père, Germeuil n'est ni vil ni perfide.

Le Père de famille
Qu'est-il donc ?

Saint-Albin
Écoutez, et connaissez-le… Ah ! le traître !… Chargé de votre indignation, irrité par cet oncle inhumain, abandonné de Sophie…

Le Père de famille
Eh bien ?

Saint-Albin
J'allais, dans mon désespoir, m'en saisir et l'emporter au bout du monde… Non, jamais homme ne fut plus indignement joué… Il vient à moi… Je lui ouvre mon cœur… Je lui confie ma pensée comme à mon ami… Il me blâme… Il me dissuade… Il m'arrête, et c'est pour me trahir, me livrer, me perdre !… Il lui en coûtera la vie.


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