(LE PÈRE DE FAMILLE, GERMEUIL.)
Le Père de famille ( comme s'il était seul, et en regardant aller Cécile.)
Son caractère a tout à fait changé. Elle n'a plus sa gaieté, sa vivacité… Ses charmes s'effacent… Elle souffre… Hélas ! depuis que j'ai perdu ma femme et que le Commandeur s'est établi chez moi, le bonheur s'en est éloigné !… Quel prix il met à la fortune qu'il fait attendre à mes enfants !… Ses vues ambitieuses, et l'autorité qu'il a prise dans ma maison, me deviennent de jour en jour plus importunes… Nous vivions dans la paix et dans l'union. L'humeur inquiète et tyrannique de cet homme nous a tous séparés. On se craint, on s'évite, on me laisse ; je suis solitaire au sein de ma famille, et je péris… Mais le jour est prêt à paraître, et mon fils ne vient point ! Germeuil, l'amertume a rempli mon âme. Je ne puis plus supporter mon état…
Germeuil
Vous, monsieur !
Le Père de famille
Oui, Germeuil.
Germeuil
Si vous n'êtes pas heureux, quel père l'a jamais été ?
Le Père de famille
Aucun… Mon ami, les larmes d'un père coulent souvent en secret… (Il soupire, il pleure.)
Tu vois les miennes… Je te montre ma peine.
Germeuil
Monsieur, que faut-il que je fasse ?
Le Père de famille
Tu peux, je crois, la soulager.
Germeuil
Ordonnez.
Le Père de famille
Je n'ordonnerai point ; je prierai. Je dirai : Germeuil, si j'ai pris de toi quelque soin ; si, depuis tes plus jeunes ans, je t'ai marqué de la tendresse, et si tu t'en souviens ; si je ne t'ai point distingué de mon fils ; si j'ai honoré en toi la mémoire d'un ami qui m'est et me sera toujours présent… Je t'afflige ; pardonne, c'est la première fois de ma vie, et ce sera la dernière… Si je n'ai rien épargné pour te sauver de l'infortune et remplacer un père à ton égard ; si je t'ai chéri ; si je t'ai gardé chez moi malgré le Commandeur à qui tu déplais ; si je t'ouvre aujourd'hui mon cœur, reconnais mes bienfaits, et réponds à ma confiance.
Germeuil
Ordonnez, monsieur, ordonnez.
Le Père de famille
Ne sais-tu rien de mon fils ?… Tu es son ami ; mais tu dois être aussi le mien… Parle… Rends-moi le repos, ou achève de me l'ôter… Ne sais-tu rien de mon fils ?
Germeuil
Non, monsieur.
Le Père de famille
Tu es un homme vrai ; et je te crois. Mais vois combien ton ignorance doit ajouter à mon inquiétude. Quelle est la conduite de mon fils, puisqu'il la dérobe à un père dont il a tant de fois éprouvé l'indulgence, et qu'il en fait mystère au seul homme qu'il aime ?… Germeuil, je tremble que cet enfant…
Germeuil
Vous êtes père ; un père est toujours prompt à s'alarmer.
Le Père de famille
Tu ne sais pas ; mais tu vas savoir et juger si ma crainte est précipitée… Dis-moi, depuis un temps, n'as-tu pas remarqué combien il est changé ?
Germeuil
Oui ; mais c'est en bien. Il est moins curieux dans ses chevaux, ses gens, son équipage ; moins recherché dans sa parure. Il n'a plus aucune de ces fantaisies que vous lui reprochiez ; il a pris en dégoût les dissipations de son âge ; il fuit ses complaisants, ses frivoles amis ; il aime à passer les journées retiré dans son cabinet ; il lit, il écrit, il pense. Tant mieux ; il a fait de lui-même ce que vous en auriez tôt ou tard exigé.
Le Père de famille
Je me disais cela comme toi ; mais j'ignorais ce que je vais rapprendre… Écoute… Cette réforme dont, à ton avis, il faut que je me félicite, et ces absences de nuit qui m'effrayent…
Germeuil
Ces absences et cette réforme ?…
Le Père de famille
Ont commencé en même temps. (Germeuil paraît surpris.)
Oui, mon ami, en même temps.
Germeuil
Cela est singulier.
Le Père de famille
Cela est. Hélas ! le désordre ne m'est connu que depuis peu : mais il a duré… Arranger et suivre à la fois deux plans opposés ; l'un de régularité qui nous en impose de jour, un autre de déréglement qui remplit la nuit ; voilà ce qui m'accable… Que, malgré sa fierté naturelle, il se soit abaissé jusqu'à corrompre des valets ; qu'il se soit rendu maître des portes de ma maison ; qu'il attende que je repose ; qu'il s'en informe secrètement ; qu'il s'échappe seul, à pied, toutes les nuits, par toute sorte de temps, à toute heure ; c'est peut-être plus qu'aucun père ne puisse souffrir, et qu'aucun enfant de son âge n'eût osé… Mais avec une pareille conduite, affecter l'attention aux moindres devoirs, l'austérité dans les principes, la réserve dans les discours, le goût de la retraite, le mépris des distractions… Ah ! mon ami !… Qu'attendre d'un jeune homme qui peut tout à coup se masquer, et se contraindre à ce point ?… Je regarde dans l'avenir ; et ce qu'il me laisse entrevoir, me glace… S'il n'était que vicieux, je n'en désespérerais pas ; mais s'il joue les mœurs et la vertu !…
Germeuil
En effet, je n'entends pas cette conduite ; mais je connais votre fils. La fausseté est de tous les défauts le plus contraire à son caractère.
Le Père de famille
Il n'en est point qu'on ne prenne bientôt avec les méchants ; et maintenant avec qui penses-tu qu'il vive ?… Tous les gens de bien dorment quand il veille… Ah ! Germeuil !… Mais il me semble que j'entends quelqu'un… c'est lui peut-être… éloigne-toi.
La pièce "Est-il bon ? Est-il méchant ?" de Denis Diderot est une comédie philosophique en plusieurs actes qui explore les paradoxes moraux et les complexités de la nature humaine....