Le Père de famille
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ACTE II - Scène IV

Denis Diderot

ACTE II - Scène IV


(LE PÈRE DE FAMILLE, SOPHIE, MADAME HÉBERT.)

Le Père de famille (apercevant Sophie, dit, d'un ton triste, et avec l'air étonné :)
Il ne m'a point trompé. Quels charmes ! Quelle modestie ! Quelle douceur !… Ah !…

Madame Hébert
Monsieur, nous nous rendons à vos ordres.

Le Père de famille
C'est vous, mademoiselle, qui vous appelez Sophie ?

Sophie (, tremblante, troublée.)
Oui, monsieur.

Le Père de famille (à madame Hébert.)
Madame, j'aurais un mot à dire à mademoiselle. J'en ai entendu parler, et je m'y intéresse. (Madame Hébert se retire.)

Sophie (toujours tremblante, la retenant par le bras.)
Ma bonne ?

Le Père de famille
Mon enfant, remettez-vous. Je ne vous dirai rien qui puisse vous faire de la peine.

Sophie
Hélas ! (Madame Hébert va s'asseoir sur le fond de la salle ; elle tire son ouvrage, et travaille.)

Le Père de famille (conduit Sophie à une chaise, et la fait asseoir à côté de lui.)
D'où êtes-vous, mademoiselle ?

Sophie
Je suis d'une petite ville de province.

Le Père de famille
Y a-t-il longtemps que vous êtes à Paris ?

Sophie
Pas longtemps ; et plût au ciel que je n'y fusse jamais venue !

Le Père de famille
Qu'y faites-vous ?

Sophie
J'y gagne ma vie par mon travail.

Le Père de famille
Vous êtes bien jeune.

Sophie
J'en aurai plus longtemps à souffrir.

Le Père de famille
Avez-vous monsieur votre père ?

Sophie
Non, monsieur.

Le Père de famille
Et votre mère ?

Sophie
Le ciel me l'a conservée. Mais elle a eu tant de chagrins ; sa santé est si chancelante et sa misère si grande !…

Le Père de famille
Votre mère est donc bien pauvre ?

Sophie
Bien pauvre. Avec cela, il n'en est point au monde dont j'aimasse mieux être la fille.

Le Père de famille
Je vous loue de ce sentiment ; vous paraissez bien née… Et qu'était votre père ?

Sophie
Mon père fut un homme de bien. Il n'entendit jamais le malheureux sans en avoir pitié ; il n'abandonna pas ses amis dans la peine ; et il devint pauvre. Il eut beaucoup d'enfants de ma mère ; nous demeurâmes tous sans ressource à sa mort… J'étais bien jeune alors… Je me souviens à peine de l'avoir vu… Ma mère fut obligée de me prendre entre ses bras, et de m'élever à la hauteur de son lit pour l'embrasser et recevoir sa bénédiction… Je pleurais. Hélas ! je ne sentais pas tout ce que je perdais !

Le Père de famille
Elle me touche… Et qu'est-ce qui vous a fait quitter la maison de vos parents, et votre pays ?

Sophie
Je suis venue ici, avec un de mes frères, implorer l'assistance d'un parent qui a été bien dur envers nous. Il m'avait vue autrefois, en province ; il paraissait avoir pris de l'affection pour moi, et ma mère avait espéré qu'il s'en ressouviendrait. Mais il a fermé sa porte à mon frère, et il m'a fait dire de n'en pas approcher.

Le Père de famille
Qu'est devenu votre frère ?

Sophie
Il s'est mis au service du roi. Et moi je suis restée avec la personne que vous voyez, et qui a la bonté de me regarder comme son enfant.

Le Père de famille
Elle ne paraît pas fort aisée.

Sophie
Elle partage avec moi ce qu'elle a.

Le Père de famille
Et vous n'avez plus entendu parler de ce parent ?

Sophie
Pardonnez-moi, monsieur ; j'en ai reçu quelques secours. Mais de quoi cela sert-il à ma mère !

Le Père de famille
Votre mère vous a donc oubliée ?

Sophie
Ma mère avait fait un dernier effort pour nous envoyer à Paris. Hélas ! elle attendait de ce voyage un succès plus heureux. Sans cela aurait-elle pu se résoudre à m'éloigner d'elle ? Depuis, elle n'a plus su comment me faire revenir. Elle me mande cependant qu'on doit me reprendre, et me ramener dans peu. Il faut que quelqu'un s'en soit chargé par pitié. Oh ! nous sommes bien à plaindre !

Le Père de famille
Et vous ne connaîtriez ici personne qui pût vous secourir ?

Sophie
Personne.

Le Père de famille
Et vous travaillez pour vivre ?

Sophie
Oui, monsieur.

Le Père de famille
Et vous vivez seules ?

Sophie
Seules.

Le Père de famille
Mais qu'est-ce qu'un jeune homme dont on m'a parlé, qui s'appelle Sergi, et qui demeure à côté de vous ?

Madame Hébert ( avec vivacité, et quittant son travail.)
Ah ! monsieur, c'est le garçon le plus honnête !

Sophie
C'est un malheureux qui gagne son pain comme nous, et qui a uni sa misère à la nôtre.

Le Père de famille
Est-ce là tout ce que vous en savez ?

Sophie
Oui, monsieur.

Le Père de famille
Eh bien, mademoiselle, ce malheureux-là…

Sophie
Vous le connaissez ?

Le Père de famille
Si je le connais ! c'est mon fils.

Sophie
Votre fils !

Madame Hébert (en même temps.)
Sergi !

Le Père de famille
Oui, mademoiselle.

Sophie
Ah ! Sergi, vous m'avez trompée !

Le Père de famille
Fille aussi vertueuse que belle, connaissez le danger que vous avez couru.

Sophie
Sergi est votre fils !

Le Père de famille
Il vous estime, vous aime ; mais sa passion préparerait votre malheur et le sien, si vous la nourrissiez.

Sophie
Pourquoi suis-je venue dans cette ville ? Que ne m'en suis-je allée, lorsque mon cœur me le disait !

Le Père de famille
Il en est temps encore. Il faut aller retrouver une mère qui vous rappelle, et à qui votre séjour ici doit causer la plus grande inquiétude. Sophie, vous le voulez ?

Sophie
Ah ! ma mère ! Que vous dirai-je ?

Le Père de famille ( à Madame Hébert.)
Madame, vous reconduirez cette enfant, et j'aurai soin que vous ne regrettiez pas la peine que vous aurez prise. (Madame Hébert fait la révérence. — Le Père de famille continuant, à Sophie.)
Mais, Sophie, si je vous rends à votre mère, c'est à vous à me rendre mon fils ; c'est à vous à lui apprendre ce que l'on doit à ses parents : vous le savez si bien.

Sophie
Ah, Sergi ! pourquoi ?…

Le Père de famille
Quelque honnêteté qu'il ait mise dans ses vues, vous l'en ferez rougir. Vous lui annoncerez votre départ ; et vous lui ordonnerez de finir ma douleur et le trouble de sa famille.

Sophie
Ma bonne…

Madame Hébert
Mon enfant…

Sophie (en s'appuyant sur elle.)
Je me sens mourir…

Madame Hébert
Monsieur, nous allons nous retirer et attendre vos ordres.

Sophie
Pauvre Sergi ! malheureuse Sophie ! (Elle sort, appuyée sur madame Hébert.)


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