(SAINT-ALBIN, LE COMMANDEUR.)
Saint-Albin
Parlez donc, monsieur, je vous écoute… Si c'est un malheur que de l'aimer, il est arrivé, et je n'y sais plus de remède… Si on me la refuse, qu'on m'apprenne à l'oublier… L'oublier !… Qui ? elle ? moi ? je le pourrais ? je le voudrais ? Que la malédiction de mon père s'accomplisse sur moi, si jamais j'en ai la pensée !
Le Commandeur
Qu'est-ce qu'on te demande ? de laisser là une créature que tu n'aurais jamais dû regarder qu'en passant ; qui est sans bien, sans parents, sans aveu, qui vient de je ne sais où, qui appartient à je ne sais qui, et qui vit je ne sais comment. On a de ces filles-là. Il y a des fous qui se ruinent pour elles ; mais épouser ! épouser !
Saint-Albin (avec violence.)
Monsieur le Commandeur !…
Le Commandeur
Elle te plaît ? Eh bien ! garde-la. Je t'aime autant celle-là qu'une autre ; mais laisse-nous espérer la fin de cette intrigue, quand il en sera temps. (Saint-Albin veut sortir.)
Où vas-tu ?
Saint-Albin
Je m'en vais.
Le Commandeur (en l'arrêtant.)
As-tu oublié que je te parle au nom de ton père ?
Saint-Albin
Eh bien ! monsieur, dites. Déchirez-moi, désespérez-moi ; je n'ai qu'un mot à répondre. Sophie sera ma femme.
Le Commandeur
Ta femme ?
Saint-Albin
Oui, ma femme.
Le Commandeur
Une fille de rien !
Saint-Albin
Qui m'a appris à mépriser tout ce qui vous enchaîne et vous avilit.
Le Commandeur
N'as-tu point de honte ?
Saint-Albin
De la honte ?
Le Commandeur
Toi, fils de M. d'Orbesson ! neveu du Commandeur d'Auvilé !
Saint-Albin
Moi, fils de M. d'Orbesson, et votre neveu.
Le Commandeur
Voilà donc les fruits de cette éducation merveilleuse dont ton père était si vain ? Le voilà ce modèle de tous les jeunes gens de la cour et de la ville ?… Mais tu te crois riche peut-être ?
Saint-Albin
Non.
Le Commandeur
Sais-tu ce qui te revient du bien de ta mère ?
Saint-Albin
Je n'y ai jamais pensé ; et je ne veux pas le savoir.
Le Commandeur
Écoute. C'était la plus jeune de six enfants que nous étions ; et cela dans une province où l'on ne donne rien aux filles. Ton père, qui ne fut pas plus sensé que toi, s'en entêta et la prit. Mille écus de rente à partager avec ta sœur, c'est quinze cents francs pour chacun ; voilà toute votre fortune.
Saint-Albin
J'ai quinze cents livres de rente ?
Le Commandeur
Tant qu'elles peuvent s'étendre.
Saint-Albin
Ah, Sophie ! vous n'habiterez plus sous un toit ! vous ne sentirez plus les atteintes de la misère. J'ai quinze cents livres de rente !
Le Commandeur
Mais tu peux en attendre vingt-cinq mille de ton père, et presque le double de moi. Saint-Albin, on fait des folies ; mais on n'en fait pas de plus chères.
Saint-Albin
Et que m'importe la richesse, si je n'ai pas celle avec qui je la voudrais partager ?
Le Commandeur
Insensé !
Saint-Albin
Je sais. C'est ainsi qu'on appelle ceux qui préfèrent à tout une femme jeune, vertueuse et belle ; et je fais gloire d'être à la tête de ces fous-là.
Le Commandeur
Tu cours à ton malheur.
Saint-Albin
Je mangeais du pain, je buvais de l'eau à côté d'elle, et j'étais heureux.
Le Commandeur
Tu cours à ton malheur.
Saint-Albin
J'ai quinze cents livres de rente !
Le Commandeur
Que feras-tu ?
Saint-Albin
Elle sera nourrie, logée, vêtue, et nous vivrons.
Le Commandeur
Comme des gueux.
Saint-Albin
Soit.
Le Commandeur
Cela aura père, mère, frère, sœur ; et tu épouseras tout cela.
Saint-Albin
J'y suis résolu.
Le Commandeur
Je t'attends aux enfants.
Saint-Albin
Alors je m'adresserai à toutes les âmes sensibles. On me verra, on verra la compagne de mon infortune, je dirai mon nom, et je trouverai du secours.
Le Commandeur
Tu connais bien les hommes !
Saint-Albin
Vous les croyez méchants.
Le Commandeur
Et j'ai tort ?
Saint-Albin
Tort ou raison, il me restera deux appuis avec lesquels je peux défier l'univers, l'amour, qui fait entreprendre, et la fierté, qui fait supporter… On n'entend tant de plaintes dans le monde, que parce que le pauvre est sans courage… et que le riche est sans humanité…
Le Commandeur
J'entends… Eh bien ! aie-la, ta Sophie ; foule aux pieds la volonté de ton père, les lois de la décence, les bienséances de ton état. Ruine-toi, avilis-toi, roule-toi dans la fange, je ne m'y oppose plus. Tu serviras d'exemple à tous les enfants qui ferment l'oreille à la voix de la raison, qui se précipitent dans des engagements honteux, qui affligent leurs parents, et qui déshonorent leur nom. Tu l'auras, ta Sophie, puisque tu l'as voulu ; mais tu n'auras pas de pain à lui donner, ni à ses enfants qui viendront en demander à ma porte.
Saint-Albin
C'est ce que vous craignez.
Le Commandeur
Ne suis-je pas bien à plaindre ?… Je me suis privé de tout pendant quarante ans ; j'aurais pu me marier, et je me suis refusé cette consolation. J'ai perdu de vue les miens, pour m'attacher à ceux-ci : m'en voilà bien récompensé !… Que dira-t-on dans le monde ?… Voilà qui sera fait : je n'oserai plus me montrer ; ou si je parais quelque part, et que l'on demande : "Qui est cette vieille croix, qui a l'air si chagrin," on répondra tout bas : "C'est le Commandeur d'Auvilé… l'oncle de ce jeune fou qui a épousé… oui…" Ensuite on se parlera à l'oreille, en me regardera ; la honte et le dépit me saisiront ; je me lèverai, je prendrai ma canne, et je m'en irai… Non, je voudrais pour tout ce que je possède, lorsque tu gravissais le long des murs du fort Saint-Philippe, que quelque Anglais, d'un bon coup de baïonnette, t'eût envoyé dans le fossé, et que tu y fusses demeuré enseveli avec les autres ; du moins on aurait dit : "C'est dommage, c'était un sujet ;" et j'aurais pu solliciter une grâce du roi pour l'établissement de ta sœur… Non, il est inouï qu'il y ait jamais eu un pareil mariage dans une famille.
Saint-Albin
Ce sera le premier.
Le Commandeur
Et je le souffrirai ?
Saint-Albin
S'il vous plaît.
Le Commandeur
Tu le crois ?
Saint-Albin
Assurément.
Le Commandeur
Allons, nous verrons.
Saint-Albin
Tout est vu.
La pièce "Est-il bon ? Est-il méchant ?" de Denis Diderot est une comédie philosophique en plusieurs actes qui explore les paradoxes moraux et les complexités de la nature humaine....