Le Galant doublé
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ACTE V - Scène II

Thomas Corneille

ACTE V - Scène II


(ISABELLE LEONOR DOM FERNAND GUZMAN JACINTE BEATRIX)

DOM FERNAND (, à GUZMAN.)
Que je trouve ISABELLE avec mon Inconnue ?

GUZMAN
Nous avons tous notre heure, et la vôtre est venue,
Monsieur, c'est sans remède, il faut passer le pas.

LEONOR (, à DOM FERNAND.)
Vous voir est un bonheur que je n'attendois pas.
Sur un bruit, DOM FERNAND, qui m'avoit mise en peine,
J'avois lieu de tenir cette espérance vaine ;
On parloit de disgrâce, et d'emprisonnement.

DOM FERNAND (, montrant ISABELLE.)
J'étois avec Madame en ce fâcheux moment,
Mais comme dans la Cour contre la violence
J'ai des Amis puissants qui prennent ma défense,
À peine ont-ils appris que j'étois arrêté,
Qu'ils ont fait de leur rang agir l'autorité.
Leur parole donnée a causé ma sortie.

ISABELLE
C'est avoir promptement dressé votre partie.
Leur envoyer l'avis, prendre leur caution,
Trouver, suivre JACINTE à l'assignation,
Le tout en moins d'une heure, et dans un temps si juste,
Qu'il semble qu'à vos vœux chaque moment s'ajuste ;
Qui pour aller si vite a des ressorts tout prêts,
S'il n'est quelque peu fourbe, a d'étranges secrets.

DOM FERNAND
L'amour est un grand maître, et tout le favorise.

ISABELLE
Mais tout à l'heure encor ce qui fait ma surprise,
Le Concierge sembloit n'avoir pas le pouvoir
De souffrir seulement qu'un Ami vous pût voir.

DOM FERNAND
C'est à quoi ma Partie avoit su le contraindre ;
Mais il a vu bientôt qu'il n'avoit rien à craindre,
Et trop de gens de marque ont répondu de moi.

LEONOR
Cependant il s'agit de prouver votre foi,
On me la rend suspecte, et si je l'en veux croire,
Je ne m'y puis fier sans hasarder ma gloire,
Il doit faire mal sûr recevoir vos serments.

DOM FERNAND
Elle a conçu de moi d'étranges sentiments !
Mais hélas ! Se peut-il, que les ayant su prendre,
Vous doutiez d'un amour et si pur et si tendre,
Et qu'un soupçon indigne et de vous et de moi,
Déshonorant mes voeux, fasse outrage à ma foi ?

LEONOR
Je tâcherois en vain, DOM FERNAND, de vous taire,
Qu'un mouvement secret m'en rendit l'offre chère,
Et que rien à mon cœur ne peut être plus doux,
Que vous voir mériter ce qu'il ressent pour vous ;
Mais réduite à l'hymen qu'un père me prépare
Si contre mon devoir mon cœur ne se déclare,
Songez que cet effort ne se doit hasarder
Que pour prix d'une foi qu'on veuille me garder.

DOM FERNAND
Ah ! Si brûler pour vous ne fait toute ma gloire…

LEONOR
Dans ce qu'on vous impute ai-je lieu de le croire ?
Tout ce que DOM FERNAND me conte de douceurs,
Dom Dionis, dit-on, le sait conter ailleurs.
C'est sous deux divers noms que son cœur se partage.

DOM FERNAND
Madame a contre moi rendu ce témoignage,
Je connois quelle erreur m'attire son courroux,
Mais je suis DOM FERNAND, et je n'aime que vous.

ISABELLE
Enfin de vos talents elle est bien informée.
Qu'elle aime là-dessus, qu'elle se croie aimée,
J'ai pour ses intérêts agi comme j'ai dû.

DOM FERNAND
Et d'un soupçon si bas rien ne m'a défendu ?
Vous n'en voulez juger qu'à mon désavantage ?

LEONOR
Mais de Dom Dionis connoissant le visage,
Croirai-je qu'en effet elle ait pu s'abuser ?

DOM FERNAND
Elle est du moins trop prompte à vouloir m'accuser.
Si l'on en croit le bruit dot elle a connoissance,
Avec ce Dom Dionis j'ai quelque ressemblance,
Et ce rapport de traits, sans doute surprenant,
M'ôte dans son esprit le nom de DOM FERNAND.

ISABELLE
Un rapport si fidèle a grand lieu de surprendre.

LEONOR
Mais peut-il être tel, qu'on s'y puisse méprendre,
Et que dans cet abus, la taille ni la voix…

DOM FERNAND
L'autre, dit-on, Madame, est plus haut de deux doigts.
Aucun ne nous a vus, qui dans la ressemblance
N'ait marqué soudain beaucoup de différence,
Et de la vérité soutenant l'intérêt,
BEATRIX vous dira que…

BEATRIX
Non pas, s'il vous plaît.
Avec tous vos détours vous m'aviez attrapé,
Mais j'en vois l'artifice, et je suis dédupée.
Vous savez donc ainsi vous faire prisonnier ?

DOM FERNAND
Quoi, pour me perdre mieux, veux-tu…

BEATRIX
Point de quartier,
Je connois ma sottise, elle en vaut bien une autre,
Je le sais, mais ma foi, vous avouerez la vôtre,
Et nous éclaircirons votre genre douteux.

LEONOR
Ce procédé pour vous n'a rien que de honteux.
Partout, sous divers noms, faire intrigues nouvelles ?

GUZMAN
(, bas.)
Le voilà justement le cul entre deux selles ;
Pour en embrasser trop, il l'a bien mérité.

DOM FERNAND
Ce reproche est sensible à ma fidélité ;
Mais si quelques soupçons vous tiennent en balance,
Le temps de mon amour prouvera la constance,
Et des soins si pressants la feront éclater,
Que vous n'aurez enfin aucun lieu d'en douter.

LEONOR
En vain cette assurance à mes soupçons s'oppose.
Dom Dionis ailleurs promet la même chose,
D'autres en ont ouï ce qu'il dit maintenant.

DOM FERNAND
Laissez Dom Dionis, et croyez D.Fernand ;
Je le suis, et ma foi vous en devroit répondre.

LEONOR
Mon doute me déplaît, je cherche à le confondre ;
Mais peut-on refuser de croire ce qu'on voit ?

BEATRIX
Puisqu'il veut l'être enfin consentez qu'il le soit,
Madame, et seulement tâchons de savoir comme
Il nous amène ici ce brave gentilhomme.

GUZMAN
Je suis laquais d'honneur, et tu me fais grand tort.

DOM FERNAND
C'est que m'ayant trouvé…

ISABELLE
Parlez pour lui d'abord !
Vous viendrez au secours, s'il sait mal vous connoître.
Parle, à qui donc es-tu ?

GUZMAN
Moi ? Je suis à mon Maître.

ISABELLE
Et c'est Dom Dionis, que ce Maître ?

GUZMAN
Il est vrai.

ISABELLE
Est-ce lui que tu vois ?

GUZMAN
Si c'est lui ? Je ne sais.
Puis-je le démêler d'avec que sa figure ?

DOM FERNAND
Ce que j'ai dit, Madame, est la vérité pure ;
Dom Dionis sans doute est un autre que moi.

BEATRIX
Mais nous l'avons laissé tantôt avec que toi.

GUZMAN
L'ayant quitté depuis, je ne sais plus qu'en dire,
On me l'a pu changer, et j'en aurois le pire.

ISABELLE
Mais tu l'aurois connu quand tu l'as abordé ?

GUZMAN
Je m'avançois vers lui quand je l'ai vu mandé.
Ainsi j'ai cru devoir le suivre à l'aventure,
Dom Dionis, tant mieux ; DOM FERNAND, je l'abjure.

LEONOR
Pour les pouvoir surprendre, ils s'entendent trop bien.

JACINTE
Tous leurs déguisements ne vont servir de rien.
Quand la coiffe abaissée, allant en Inconnue,
J'ai trouvé ce matin DOM FERNAND dans la rue ;
Et que de ma Maîtresse il a lu le billet,
Tu m'as complimentée, en fidèle Valet ;
Tu disois ton avis, c'étoit alors ton Maître ?

GUZMAN
J'étois avecque lui ? Moi ? Cela ne peut-être,
À moins que le doublant comme il paroît ici,
Le Diable eût pris plaisir à me doubler aussi.

JACINTE
Quel impudent valet ! Madame, je proteste…

BEATRIX
Enfin il faut ici jouer de votre reste.

DOM FERNAND (, à LEONOR.)
Tout semble avoir juré ma perte auprès de vous ;
Mais je veux que du Ciel m'accable le courroux,
Si je ne suis…

LEONOR
Soyez tout ce qu'il vous plaît d'être,
Loin de prendre intérêt encor à vous connoître,
C'est un surcroît sensible à mes tristes ennuis,
Qu'on vous ait malgré moi découvert qui je suis.

DOM FERNAND
Moi, je le sais, Madame, et vous êtes capable
De vouloir insulter au sort d'un misérable,
Qui du plus pur amour se sentant consumer,
Ignore en vous aimant qui le force d'aimer ?

LEONOR
Quoi, jaloux d'un hymen que je n'ai pu vous taire,
Vous n'êtes point venu pour parler à mon père,
Lui proposer de rompre ?

DOM FERNAND
Où prendre sa maison ?
Où le chercher enfin si j'ignore son nom ?

LEONOR
Ah ! C'est trop soutenir un lâche stratagème.
Nier obstinément ce que j'ai vu moi-même,
Et de l'art de fourber se tenant glorieux,
Démentir à la fois mon oreille et mes yeux !
Je n'en demande point une preuve plus forte,
Adieu. Va du Jardin le remettre à la porte,
JACINTE, je rougis de l'avoir écouté.

DOM FERNAND
Je n'avouerai jamais ce qui m'est imputé ;
Mais pour vous témoigner que ma flamme est sincère,
Faites-moi tout à l'heure entretenir ce père,
Qu'instruit de la naissance, il puisse examiner
Si je vous ai rien dit qu'on doive soupçonner.

LEONOR
Enfin je ne veux point m'éclaircir davantage.
Pour un autre à l'hymen sa parole m'engage,
Il le veut, il l'ordonne, et je dois obéir.

DOM FERNAND
Ô Ciel ! Pour mon rival chercher à me trahir !
Madame, songez mieux…

JACINTE
Parlez bas, je vous prie ;
Madame, le bonhomme est dans la galerie,
Je crois qu'il vient ici.

GUZMAN
Monsieur, tout est perdu.

LEONOR
Après ce que j'ai fait ce malheur m'est bien dû.

ISABELLE
Songez à les cacher ; s'il faut qu'il les surprenne…

JACINTE
Entrez ici…

DOM FERNAND
Non, non, la prévoyance est vaine,
En l'état où je suis il faut tout hasarder.

LEONOR
N'espérez pas…

DOM FERNAND
L'amour saura me seconder.

LEONOR
Donc à ne craindre rien le péril vous anime ?

GUZMAN
Bon pour lui, mais pour moi, qui suis pusillanime,
Mesdames, n'est-il point dans ce mortel danger
Quelque endroit charitable où me pouvoir loger ?

JACINTE
Je l'entends à sa toux, vous l'aller voir paroître,
Entrez vite…

GUZMAN
Eh, Monsieur !

DOM FERNAND
Mon malheur ne peut croître,
Il faut avec éclat justifier ma foi.

LEONOR
Mais cet éclat me perd.

DOM FERNAND
Dieux ! Qu'est-ce que je vois ?
N'est-ce pas DOM JUAN ?

GUZMAN
Et de plus le Beau-père.

DOM FERNAND
Où suis-je, et que croirai-je ?

LEONOR
Hélas ! Que dois-je faire ?

ISABELLE
Préparez quelque excuse, et je vous aiderai.


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