Le Galant doublé
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ACTE I - Scène première

Thomas Corneille

ACTE I - Scène première


(DOMFERNAND GUZMAN)

DOM FERNAND
Ah, Guzman !

GUZMAN
Ah, Monsieur !

DOM FERNAND
Je te vois à Madrid.

GUZMAN
Ce voyage longtemps m'a chagriné l'esprit,
Et j'avois belle peur de ne le pouvoir faire.

DOM FERNAND
Quoi, GUZMAN, tu doutois du crédit de mon père ?

GUZMAN
Je ne doutois de rien, mais dans la vérité
Dom César étoit mort, et j'étois arrêté.

DOM FERNAND
Pour huit jours de prison tu t'en dus croire quitte.

GUZMAN
La prison est toujours un malencontreux gîte,
Et m'y voyant entré, je m'étois attendu
À n'en sortir jamais que pour être pendu,
Dans ces occasions, pour chétif qu'il puisse être,
Un valet quelquefois peut payer pour son maître.
Comme après le coup fait vous étiez évadé,
On n'accusoit que moi d'avoir homicidé.
J'étois là fortement demeuré pour les gages.

DOM FERNAND
Enfin ?

GUZMAN
Enfin l'argent a de grands avantages,
Et c'est par sa vertu qu'on est tombé d'accord,
Que sans nuire aux vivants, le mort resteroit mort ;
Mais depuis plus d'un mois que parti de Séville,
Vous avez ici dû prendre en propre une fille,
Tout étant entre vous par lettres concerté,
Puis-je vous demander où vous avez été ?

DOM FERNAND
Ici. Pourquoi douter d'une chose si claire ?

GUZMAN
Pour vous avoir en vain cherché chez le beau-père.

DOM FERNAND
Chez DOM DIÈGUE ?

GUZMAN
Oui, Monsieur.

DOM FERNAND
Ah,GUZMAN, qu'as-tu fait ?

GUZMAN
Ma foi, c'est un brave homme, et j'en suis satisfait ;
La station est douce, on y boit d'importance.

DOM FERNAND
Il m'attend comme gendre ?

GUZMAN
Avec impatience,
Et trouve tout en vous tellement à son gré,
Qu'il voudroit dès demain vous avoir engendré.
Votre retardement le tient bien en cervelle.

DOM FERNAND
Par toi de mon départ il a su la nouvelle.

GUZMAN
Il sait jusqu'au sujet qui vous l'a fait hâter.

DOM FERNAND
Sa fille, tu l'as vue, il n'en faut point douter ?

GUZMAN
Arrivé d'hier au soir, je n'ai vu que le père,
Et ne sachant sans vous que résoudre ni faire,
Sorti sans en rien dire avant qu'il fut levé,
J'ai voulu voir la ville, et je vous ai trouvé.
Mais de grâce, Monsieur, quelle rare aventure
Vous fait fuir le beau-père et l'épouse future ?
Vous sentez-vous impropre au matrimonium ?

DOM FERNAND
GUZMAN, je laisse agir mon inclination,
Et si de doux objets ont tenté ma franchise…

GUZMAN
Prenez garde, Monsieur, à cette marchandise.
L'air de Cour rabat bien du haut prix qui s'y met,
On ne la livre pas telle qu'on l'y promet,
Et beaucoup attrapés par un maintien modeste,
Pensent prendre en plein drap, qui n'achètent qu'un reste.

DOM FERNAND
Non, non, mon cœur n'est point novice dans ce choix,
Et pour deux aujourd'hui brûle tout à la fois.

GUZMAN
Autres que LEONOR votre épouse !

DOM FERNAND
Autres qu'elle.
On me la fait aimable, on me dit qu'elle est belle ;
Mais son père et le mien en ont en vain ma foi,
Ils choisissoient pour eux, je veux choisir pour moi.

GUZMAN
Bon, mais puisqu'à la fois deux ont l'air de vous plaire,
Et que la confrérie est un mal nécessaire,
Prenez-les toutes deux en qualité d'époux,
L'une pour vos amis, l'autre sera pour vous.

DOM FERNAND
Au lieu de badiner, écoute. La poursuite
Dont pour César tué l'appréhendois la suite,
Ayant hâté d'un mois mon voyage à la Cour,
Me fit perdre d'abord tout souci de l'amour.
Ainsi jusqu'au succès que j'en devois attendre,
J'oubliai qu'à Madrid je venois comme gendre,
Et sans que chez DOM DIÈGUE aucun l'ait pu savoir,
DOM JUAN est celui qui m'a su recevoir.
Me logeant, il ne fait que me rendre en sa Ville
Ce que tu sais chez nous qu'il reçut à Séville,
Et j'ai l'heur qu'à Madrid n'étant jamais venu,
Il est le seul encor de qui j'y sois connu.

GUZMAN
Vous l'êtes du beau-père.

DOM FERNAND
Il a mauvaise vue,
Je l'ai déjà deux fois rencontré par la rue,
Mais comme j'y prends garde, et qu'il me croit fort loin,
Cet embarras à fuir me donne peu de soin.
Cependant, DOM JUAN m'a fait voir une dame,
Pour qui mon cœur soudain s'est senti tout de flamme.
Jamais des traits plus vifs, jamais des yeux plus doux,
N'avoient porté sur lui de si dangereux coups.
L'air galant, enjoué…

GUZMAN
Son nom est.

DOM FERNAND
ISABELLE.

GUZMAN
Et vous avez sans doute un libre accès chez elle ?

DOM FERNAND
Jusque-là que tantôt encor elle m'attend.

GUZMAN
Elle vous aime ?

DOM FERNAND
Assez pour en être content,
Et comme elle a du bien, et dépend d'elle-même,
Je l'aimerois autant peut-être qu'elle m'aime,
Si par un autre amour cet amour traversé
Pouvoit continuer comme il a commencé.

GUZMAN
Avouez à peu près que mon goût est le vôtre,
Tâter un peu de tout, hier l'une, aujourd'hui l'autre.
Cet amour est d'un genre assez adultérin.

DOM FERNAND
Non, ces deux objets seuls ont droit sur mon destin,
Et toute autre beauté toucheroit peu mon âme.

GUZMAN
Quelle est cette seconde encore qui vous enflamme ?

DOM FERNAND
J'en ignore le nom comme la qualité.

GUZMAN
Vous l'aimez seulement par curiosité ?

DOM FERNAND
Ce commerce où mon cœur va plus loin qu'il ne pense,
Est fondé de sa part sur la reconnoissance,
Aux lieux de promenade elle vient chaque jour
Recevoir les serments d'un réciproque amour,
Mais sans se découvrir.

GUZMAN
Monsieur, c'est une gueuse
Qui gagne ses habits au métier de coureuse,
Et qui poussant le leurre autant qu'elle pourra,
Se titrera Marquise, et vous attrapera.

DOM FERNAND
À la voir seulement tu jugerois mieux d'elle.
De tout ce qu'elle fait la grâce est naturelle,
Le port noble et touchant, rien de bas, d'affecté,
Un certain air modeste et plein de liberté,
Je ne sais quoi de doux, l'entretien agréable,
L'esprit vif, délicat, perçant…

GUZMAN
C'est là le diable.
Ces gueuses pour piller la dupe qui leur rit,
Monsieur, vendant le corps, achètent de l'esprit.

DOM FERNAND
Pour m'y voir attrapé je m'y sais trop connoître,
Et ce que tant d'appas dans mon cœur ont fait naître
Pourroit pour celle-ci gagner enfin ma voix,
Si sa famille sue autorisoit mon choix.
Au plus parfoit amour je sens mon âme prête,
Mais j'ignore qui j'aime, et c'est ce qui m'arrête.

GUZMAN
La fourbe est bien en règne, et s'en sauve qui peut.


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