La Paix chez soi
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Scène quatrième

Georges Courteline

Scène quatrième


(VALENTINE, TRIELLEValentine traverse la scène et gagne la porte du fond.)

VALENTINE
Eh bien, adieu.

TRIELLE
Ah ! c'est toi, tu t'en vas. Eh bien, adieu.

VALENTINE
Tu n'as rien à me dire ?

TRIELLE
Non. Pourquoi ?

VALENTINE
Je ne sais pas. Je pensais que, peut-être…

TRIELLE
Tu te trompais.

VALENTINE
Je te fais mes excuses.

TRIELLE
Il n'y a pas de quoi.

VALENTINE
En somme on peut se quitter faute de pouvoir s'entendre, et conserver pourtant de l'estime l'un pour l'autre.

TRIELLE
C'est évident.

VALENTINE
N'est-ce pas ?

TRIELLE
Sans doute.

VALENTINE
Alors, c'est bien entendu ?

TRIELLE
Quoi ?

VALENTINE
Tu n'as rien à me dire ?

TRIELLE
Rien du tout.

VALENTINE
Eh bien, adieu.

TRIELLE
Eh bien, adieu.
(Trielle se remet à la besogne.)

VALENTINE
C'est égal, ou m'aurait rudement étonnée, si on était venu me dire hier que tu me flanquerais à la porte aujourd'hui.

TRIELLE
Je ne te flanque pas à la porte.

VALENTINE
C'est le chat. Qu'est-ce que tu fais alors ?

TRIELLE
Je ne te retiens pas. C'est tout.

VALENTINE
Mais…

TRIELLE
Tu veux t'en aller, va-t-en. Tu ne penses pas que je vais te garder de force, m'imposer à ton aversion et te fixer au mur comme un gros papillon, avec un clou dans l'estomac.
(Un temps.)

VALENTINE
… Et comme ça… ça ne te fait rien ?

TRIELLE
Qu'est-ce qui ne me fait rien ?

VALENTINE
Que je m'en aille.

TRIELLE
Ça ne te regarde pas. De quoi te mêles-tu ?

VALENTINE
Il me semble pourtant qu'après cinq ans de ménage, tu pourrais, sans te compromettre, me quitter sur une bonne parole.

TRIELLE
Je te souhaite de te bien porter et de trouver, là où tu vas, le bonheur que je n'ai pu réussir à te procurer sous mon toit. Je t'ai un peu battue, je t'en demande pardon, bien que les coups que je te donnai m'aient été certainement plus douloureux qu'à toi et qu'au fond je sois excusable de m'être conduit en dément les jours où tu m'as rendu fou. Ceci dit et le procès jugé de cette page d'histoire ancienne, je vis en paix avec moi-même. J'ai la conscience d'avoir été un tendre et fidèle mari. Patient à ton exigence, résigné à ta dureté, esclave aux petits soins de tes moindres caprices et travaillant dix heures par jour à écrire des romans ineptes mais qui me valaient la joie de te pouvoir donner un chez toi où tu avais chaud et des robes qui te faisaient belle, j'ai tout fait pour te rendre heureuse. Tu ne t'en es pas aperçue, n'en aie pas de remords, c'est dans l'ordre. La femme ne voit jamais ce que l'on fait pour elle, elle ne voit que ce qu'on ne fait pas.

VALENTINE
En tout cas, tu pourrais m'embrasser.

TRIELLE
Si tu veux.
(Il va à elle, l'embrasse froidement, redescend ensuite à l'avant-scène.)

VALENTINE(dans un mouvement de sortie.)
Eh bien, adieu.

TRIELLE
Eh bien, adieu.
(Valentine, lentement, passe la porte, mais à peine a-t-elle disparu, qu'elle rentre, dépose sa valise, et revenant à son mari :)

VALENTINE
Donne-les moi, mes cent cinquante francs.

TRIELLE(avec douceur.)
Non.

VALENTINE
Je t'en prie !

TRIELLE
Je ne peux pas, je t'assure.

VALENTINE
Pourquoi ?

TRIELLE
Parce que j'ai eu la faiblesse de te pardonner trop de fois et que tu me l'as fait payer trop cher. Car avec vous, encore, il n'y a pas de milieu : si vous ne passez pas par nos mains, c'est nous qui passons par les vôtres. Alors flûte !… (Valentine veut parler.)
N'insiste donc pas, je te dis que tu perds ton temps. Et puis, que fais-tu là ? Tu ne t'en vas plus ? A cause ? Je croyais que tu souffrais trop. Allons va, ma petite fille, sauve-toi. Retourne auprès de tes parents. Cela vaudra mieux pour nous deux.

VALENTINE
Je t'en supplie, je t'en conjure, donne-moi mes cent cinquante francs ! Si tu ne me les donne pas, je vais devenir folle !

TRIELLE
Pour ce que ça te changera…

VALENTINE
Écoute.

TRIELLE(un peu agacé, un peu amusé aussi.)
Oh !

VALENTINE(se cramponnant à lui.)
Laisse-moi donc parler. Pour les cent cinquante francs…

TRIELLE
Encore les cent cinquante francs !

VALENTINE
… Tu me les retiendras un autre jour… le mois prochain… quand tu voudras, mais pas aujourd'hui, mon Dieu ! pas aujourd'hui !… Aujourd'hui, vois-tu, je les veux !… il me les faut !… j'en ai besoin !

TRIELLE(étonné de la façon dont le mot a été prononcé.)
À ce point là ?… Regarde-moi un petit peu, Valentine. Tu as fait une bêtise ?(Mutisme éloquent de Valentine.)
Naturellement. Laquelle ?

VALENTINE
Tu ne crieras pas trop fort ?

TRIELLE
Je tâcherai. Va toujours.

VALENTINE
Eh bien, j'ai un effet à payer aujourd'hui.

TRIELLE
Tu as souscrit un effet ?

VALENTINE
Oui.

TRIELLE
Cela ne m'étonne pas de toi. Ce qui me surprend c'est que tu aies trouvé à le passer. La loi refusant à la femme le droit de signer des billets sans l'autorisation de l'époux, le tien est nul et sans valeur.

VALENTINE
Pardon.

TRIELLE
Comment, pardon ?

VALENTINE
Sans doute.(Très simplement.)
J'ai imité ta signature pour faire croire qu'il était de toi.

TRIELLE(abasourdi.)
Et tu viens me dire cela avec ton air tranquille ?… Mais c'est un faux !

VALENTINE
Qu'est-ce que ça fait ?
(À cette réponse inattendue, faite d'ailleurs sur le ton de la plus absolue bonne foi, Trielle demeure sans un mot. Il contemple longuement la jeune femme, comme frappé d'admiration.)

TRIELLE
Allez donc répondre à cela !(il complète sa pensée, d'un large geste d'impuissance. Puis :)
De combien le billet ?

VALENTINE
Cent cinquante.

TRIELLE
Mazette ! Tu n'y vas pas avec le dos de la cuillère. (Un temps.)
Une acquisition, peut-être ?

VALENTINE
Une acquisition, en effet.

TRIELLE
Indispensable ?

VALENTINE
Si on veut.

TRIELLE
Nécessaire, au moins ?

VALENTINE
Cela dépend.

TRIELLE
Enfin, utile ?

VALENTINE
Oui et non.

TRIELLE(effleuré d'une idée.)
Une lanterne à verres de couleur ?

VALENTINE(baissant le nez.)
En imitation de fer forgé.

TRIELLE
Elle y est arrivée ! Ça y est !… Sais-tu que des gamins reçoivent des calottes qui les ont méritées moins que toi ? A-t-on idée d'un tel appétit de lanterne !…(Il garde le ton de la dispute, mais la conviction n'y est plus. Au fond, on sent qu'il perd pied devant cet excès d'enfantillage.)
Enfin !… Et où l'as-tu fourrée, cette oeuvre d'art ? Va me la chercher, que je la contemple !… que j'en grise mes yeux extasiés !(Mais Valentine ne bouge pas.)
Allons ! Cours ! Vole ! Bondis ! - Non ?(Valentine en effet, de la tête, a eu un non embarrassé.)
Tu ne veux pas ?(Même jeu de Valentine.)
Tiens, tiens, tiens… Regarde-moi encore.(Avec une grande douceur. )
Tu l'as cassée ?

VALENTINE
En l'apportant.(Et comme Trielle fixe sur elle un regard empli d'une immense allégresse)
Ce n'est pas ma faute, à moi, si c'était de la camelotte. Elle avait un oeil !… mais un oeil… Tout le monde y aurait été pris. Alors, qu'est-ce que tu veux, je me suis laissé tenter… C'est donc de là que j'ai proposé au marchand, comme si j'étais venue de ta part, de nous faire crédit jusqu'à la fin du mois, moyennant un petit écrit. Alors, le marchand a dit oui. Alors, je lui ai remis l'écrit… que j'avais préparé d'avance. Alors il m'a remis la lanterne enveloppée dans un grand papier ; et une fois à la maison, quand j'ai défait le papier pour avoir la lanterne, le machin m'est resté dans une main, le chose dans l'autre. Voilà comment c'est arrivé.
(Tout ce récit a été dit d'une voix larmoyante, de petite pauvre, secouée de sanglots mal contenus. Trielle l'a écoutée gravement, se gardant bien d'interrompre ; la tête agitée, par moments, de ces hochements approbatifs qui se moquent avec l'air d'apprécier. Mais Valentine ayant achevé :)

TRIELLE(la parodiant.)
Le machin t'est resté dans une main, le chose dans l'autre !… (Changeant de ton :)
Tiens, tu es trop bête, tu me désarmes ! Les voilà tes cent cinquante francs. Et puis imite-la encore, ma signature ; tu verras un peu si, ce coup-là, je ne te fais pas mettre en prison. Tu n'as pas honte !

VALENTINE
Merci, Édouard.

TRIELLE(faussement indigné.)
Faussaire !… Canaille !… Mouche ton nez !

VALENTINE
Et les autres ?

TRIELLE
Quels autres ?

VALENTINE
Les autres cent cinquante francs.

TRIELLE
Ah ça, par exemple, c'est le comble ! Il faut encore… ?

VALENTINE
Dam ! Ce n'est que juste. Ceux-là, c'est pour payer ton billet.

TRIELLE(l'œil au ciel.)
Mon billet ! — Allons file ! Que je ne te revoie plus, que je n'entende plus parler de toi !

VALENTINE
Alors, tu ?…

TRIELLE
Quand la Banque passera, je verrai ce que j'ai à faire.
(Du coup, délivrée à la fois de la crainte d'une diminution et de la terreur du gendarme, Valentine se sent touchée. Elle va à Trielle, le fixe longuement dans les yeux. Puis, d'une voix où se trahit la profonde surprise d'une personne qui fait tout à coup une découverte inattendue :)

VALENTINE
C'est pourtant vrai que tu es un bon mari.

TRIELLE
Il est fâcheux que tu t'en aperçoives le jour, seulement, où je réussis à te faire peur.
(Elle ne répond que d'un petit mouvement de corps, tendre et câlin ; un remords qui se fait caresse. Elle se glisse dans son bras dont ensuite, de force, elle se ceinture la taille, et elle demeure nichée, honteuse, le front reposé à l'épaule du jeune homme qui l'a laissé faire sans rien dire.)

TRIELLE(mélancoliquement.)
Οἵα κεφαλὴ, dit le renard d'Ésope, καὶ ἐγκέφαλον οὐκ ἔχει*.

VALENTINE
Qu'est-ce que tu dis ?

TRIELLE
Rien. C'est du grec.

VALENTINE(vaguement flattée.)
Comme tu es gentil quand tu veux !(Elle sort lentement, son argent à la main. Trielle la suit du regard. Que de puérilité, mon Dieu !…Que d'inconscience !… Que de faiblesse !… — Elle disparaît enfin. Trielle reste seul. Alors, il hausse les épaules, et, d'une voix qu'on entend à peine, il murmure, le coeur plein de pitié, cette simple exclamation :)
Misère !… (Cependant le travail le réclame. De nouveau il revient à son pupitre, où achevant de contrôler l'importance de son feuilleton :)
317, 319, 320. Le compte y est.(il dit, trempe sa plume dans l'encre, puis se dictant à lui-même :)
"La suite au prochain numéro."
(FIN)
(*Prononcer : oïa képhalè cail egkèphalone ouk ékeille. Belle tête, mais de cervelle, point ! Oeuvre du Domaine public – )


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