La mort d'Achille
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ACTE IV - Scène II

Thomas Corneille

ACTE IV - Scène II


Achille, Polixène, Alcime, Ilione.

ACHILLE
Madame, dans vos yeux je lis ce qui se passe,
D'Achille trop à vous l'amour vous embarrasse,
Et votre cœur gêné de l'aveu que j'ai fait
Ne peut en ma faveur obéir qu'à regret.
Je lui voudrois sans doute épargner ce supplice,
Mais daignez vous connoître, et me rendez justice.
Tout ce qui fut jamais d'engageant et de doux,
Tout ce qui peut charmer, le Ciel l'a mis en vous.
J'ai des yeux, c'est assez pour n'aimer qu'à vous plaire.
D'un si noble dessein rien ne me peut distraire,
J'y mettrai tous mes soins, et si votre froideur
S'obstine de mes vœux à combattre l'ardeur,
Tant de respect suivra le beau feu qui m'anime,
Que vous croirez au moins me devoir votre estime,
Et peut-être à la fin souffrirez-vous qu'un jour
Cette estime enhardie aille jusqu'à l'amour.

POLIXÈNE
De l'univers entier l'estime vous est due,
Seigneur, et quand de vous la mienne est attendue,
Vos bontés m'en ont fait un si pressant devoir,
Que vous la refuser n'est pas en mon pouvoir.
Mais je vous l'avouerai, quelque rang où m'élève
Cet Hymen dont l'accord joint la paix à la trêve,
Je n'y saurois penser que mes sens étonnés
Ne rejettent l'honneur que vous me destinez.
Je ne vous dira point que votre main offerte
D'Hector tombé sous vous me reproche la perte,
Mon père et mon pays ont des droits absolus,
Ils parlent, c'est assez, je ne m'en souviens plus ;
Mais puis-je également ôter de ma mémoire
Qu'en demandant ma main vous souillez votre gloire ?
Je sais que Briseis a reçu votre foi,
Je lui dois les bontés que vous eûtes pour moi,
Et sur elle avec vous porter un coup si rude
C'est à la trahison joindre l'ingratitude.
Montrez ce qu'est Achille, et songez que sur vous
L'Univers qui s'étonne ouvre ses yeux jaloux.
Ne lui donnez pas lieu de dire, à votre honte,
Que le Vainqueur d'Hector souffre qu'on le surmonte,
Et que toute la gloire où je le vois monté,
N'a pu le dérober à l'infidélité.
Le triomphe est fâcheux, il est dur, difficile,
Je le crois, mais enfin il est digne d'Achille,
Et le nom de héros à vos vertus acquis,
Des efforts qu'il exige est un assez haut prix.

ACHILLE
Le conseil paroît beau, généreux, magnanime,
Mais, Madame, je vois quel intérêt l'anime.
Ce soin de satisfaire à l'univers jaloux,
Bien qu'expliqué pour moi, ne regarde que vous.
Votre cœur qui ne peut me souffrir infidèle,
Appuyant Briseis, court où l'amour l'appelle,
Et ne me peint ses feux injustement déçus,
Qu'afin de se pouvoir conserver à Pyrrhus.

POLIXÈNE
Pyrrhus, je le confesse, avoit de quoi me plaire,
Vous en avez trop su pour vouloir vous le taire.
Si le Ciel nous eut vus d'un œil moins rigoureux,
Mon bonheur dépendoit de voir Pyrrhus heureux.
Priam qui m'ordonna de répondre à sa flamme
Me fit prendre plaisir à régner sur son âme,
Patrocle étoit vivant, et l'espoir de la paix
Par une douce amorce engageoit mes souhaits.
De ses vœux empressés l'hommage trop sensible
Méritoit que mon cœur ne fût pas inflexible,
Et faut-il s'étonner s'il s'en trouva charmé ?
C'étoit un jeune cœur qui n'avoit rien aimé,
La conquête pouvoit en être plus facile,
Pyrrhus le valoit bien, il étoit fils d'Achille,
D'un père si fameux les exploits éclatants
Répondoient de sa gloire, et prévenoient le temps.
Je ne sais si l'amour doit passer pour un crime
Quand l'honneur, le devoir, le rendent légitime,
Aux volontés d'un père ils ont su m'attacher,
Le défaut n'est pas grand pour me le reprocher.

ACHILLE
Mais vous l'aimez encor ce Pyrrhus, et votre âme
Malgré mes vœux offerts est sensible à sa flamme.

POLIXÈNE
Quand ce soupir, hélas ! n'en seroit pas l'aveu,
Un moment suffit-il pour éteindre un beau feu,
Et pourrois-je sitôt, malgré votre espérance,
Vous répondre pour lui de mon indifférence ?
Je puis avoir trop cru le penchant de mon cœur,
Mais des soins de Pyrrhus quand j'ai chéri l'ardeur,
Je ne prévoyois pas que trop prompt à vous rendre
Vous dussiez condamner l'amour qu'il m'a fait prendre,
Que vous pussiez vouloir en combattre l'appas,
Et peut-être, Seigneur, ne le voudrez vous pas.
Vous vous reprocherez la barbare injustice
De séparer deux cœurs que tout veut qu'on unisse,
Deux cœurs du même feu dés longtemps enflammés,
Et que l'amour exprès l'un pour l'autre a formés.
Vous vous reprocherez de vouloir…

ACHILLE
Non, Madame,
Si j'avois de Pyrrhus autorisé la flamme
Je me reprocherois la barbare rigueur
De m'être fait pour lui l'ennemi de mon cœur.
Il ne sauroit souffrir, ce cœur qui vous adore,
Que vous ayez aimé, que vous aimiez encore,
Cette image le tue, et vous croyez en vain
Qu'il cède à mon rival le don de votre main.

POLIXÈNE
Et bien, Seigneur, et bien, j'oublierai que je l'aime,
Ne faites rien pour lui, faites tout pour vous-même.
Je ne demande plus que vos chagrins jaloux
lui souffrent un amour à ses désirs trop doux,
Un autre de ce crime auroit voulu l'absoudre,
Vous voulez qu'il l'expie, il faudra l'y résoudre.
Mais enfin vos serments, le don de vôtre foi,
Tout est pour Briseis, vous la voyez en moi.
Sauvez-la des ennuis dont je tremble pour elle,
Sauvez-vous de l'affront d'être lâche, infidèle.
Votre seul intérêt fait naître mes refus,
C'en est fait, pour jamais je renonce à Pyrrhus,
Qu'il parte avecque vous. Éloignez l'un de l'autre,
Il plaindra son amour étouffé par le vôtre.
Pour moi, qui de mon cœur essayerai d'obtenir
Qu'il immole à ma gloire un si doux souvenir,
Je me contenterai de l'innocente joie
De voir régner Priam sur les restes de Troie.

ACHILLE
N'écouter mon amour que pour le dédaigner,
Madame ce n'est pas le moyen de régner.
Vous gardez trop longtemps un espoir inutile,
Plus de Trône pour vous qu'en épousant Achille,
Résolvez, le destin est assez glorieux.

POLIXÈNE
Faites donc, inhumain, faites plus que les Dieux.
Jusqu'ici quelque sort dont la rigueur me brave,
Ils n'ont pu me forcer à prendre un cœur d'esclave,
Et c'est un juste orgueil que ce cœur va trahir,
Si quand vous commandez, il me laisse obéir.

ACHILLE
De cet illustre orgueil donnez un fier exemple,
Qu'il éclate. Ce soir j'ai promis d'être au Temple,
J'y serai. Si ma main est pour vous sans appas,
Madame, vous pouvez ne vous y rendre pas.
Je n'irai point sur vous dans ma juste colère
Mendier lâchement l'autorité d'un père,
Un cœur tel que le vôtre a droit de tout oser.
Cependant de mon bras je pourrai disposer,
Et quand sur vos remparts le carnage et la flamme
Aux dernières horreurs exposeront vôtre âme,
Vous n'aurez pas sujet dans vos cris superflus
De m'imputer des maux que vous aurez voulus.

POLIXÈNE
Non, cruel, vos fureurs n'auront pas l'avantage
De me rendre témoin de cet affreux carnage,
C'est assez qu'aujourd'hui je le puis racheter
Par le dur sacrifice où je vais m'apprêter.
Pour épargner à Troie un destin si funeste,
J'irai porter ma main, les Dieux feront le reste.
Ils savent que mon cœur mille fois déchiré
Paye en larmes de sang tout ce qu'elle a pleuré,
Que s'il ne s'agissoit de prévenir sa chute,
Cent morts me seroient moins que ce que j'exécute,
Qu'auprès de ce tourment tout supplice est léger ;
S'ils ont de la justice ils voudront y songer,
Ils se repentiront d'avoir pu se résoudre
A vous laisser sur moi lancer plus que leur foudre,
Et vengeant Briseis, apprendront aux ingrats
Que c'est pour mieux punir qu'ils retiennent leur bras.
Jouissez à ce prix de mon cruel martyre.
(À Briseis qui paroît.)
Madame, je m'éloigne, et n'ai rien à vous dire.
Nous n'aurons pas sitôt la fin de nos malheurs,
Tout s'arme contre nous, voyez-le par mes pleurs.


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