La mort d'Achille
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ACTE III - Scène V

Thomas Corneille

ACTE III - Scène V


(Briseis, Pyrrhus, Polixène, Ilione, Antilochus.)

BRISEIS
Que me dit-on, Princesse ? On trahit votre flamme,
Achille qui me trompe aide à vous percer l'âme ?
Priam à son parti contre Pyrrhus est joint ?

POLIXÈNE
Madame, ces malheurs ne me surprennent point.
Si du ciel contre moi la rigueur se déploie,
Je n'attendois pas moins, c'est le destin de Troie.
Victime d'une paix qu'on m'a fait demander,
Priam résout ma mort, c'est à moi de céder,
Heureuse en m'immolant pour calmer la tempête,
Si l'éclat n'en tomboit que sur ma seule tête,
Mais ma raison se perd quand de si rudes coups
Désespérant Pyrrhus, rejaillissent sur vous,
Et le crime odieux dont je me vois complice,
Par ce que je vous dois m'est le dernier supplice,
Punissez en l'audace, elle est dure à souffrir,
Mon sang peut l'expier, et je viens vous l'offrir.

PYRRHUS
Ainsi, Madame, ainsi vous êtes résolue
D'accepter un arrêt qui vous perd et me tue ?
Si mon cœur est un bien que l'amour vous rend cher,
Songez-vous ce que c'est que de vous l'arracher ?
Songez-vous ce que c'est que de forcer le vôtre
A changer de tendresse, à vivre pour un autre,
Et voyez-vous ces maux avec si peu d'effroi,
Que vous n'ayez pitié ni de vous ni de moi ?

POLIXÈNE
J'en frémis, je l'avoue, et mon âme étonnée,
A mille morts par là se trouve condamnée,
Mais dés que j'ose voir vos malheurs et les miens,
J'entends les cris affreux que poussent les Troyens,
La nature me fait une image sanglante
Et de Priam sans vie et d'Hécube mourante.
Je vois, sans respecter, âge, sexe, ni rang,
Les Grecs presser le meurtre et nager dans le sang,
Et la flamme partout avide à se répandre,
Dévorer nos Palais et laisser Troie en cendre.
Quand par là mon repos se pourroit acheter,
Vaudroit-il les horreurs qu'il auroit su coûter ?

BRISEIS
Espérons mieux du Ciel, quelque dure disgrâce
Dont votre amour timide ait reçu la menace,
Il ne souffrira point qu'un accord inhumain,
Vous ôtant à Pyrrhus, lui vole votre main.
Suspendez vos ennuis ; l'ordre qui les fait naître…

POLIXÈNE
J'ai sans doute à rougir de les laisser paroître,
Vous me donnez l'exemple, et moins d'accablement
Aurait du suivre en moi la perte d'un Amant.
Vôtre fière vertu qu'aucun revers n'étonne
Me reproche le trouble où mon cœur s'abandonne,
Un peu d'effort sur vous lui fait tout surmonter,
C'est beaucoup, je voudrois la pouvoir imiter,
Et soutenir le coup d'une âme aussi tranquille
Que je vous vois souffrir l'inconstance d'Achille.

BRISEIS
Achille est inconstant ?

PYRRHUS
Madame, Achille… Ah, Dieux ?

BRISEIS
Sur cet affreux revers je n'ose ouvrir les yeux.
Se pourroit-il qu'Achille eut souffert qu'en son âme…

POLIXÈNE
Et quoi, de ce barbare ignorez-vous la flamme,
Et qu'il veut que ma main, assassinant Pyrrhus,
Soit le prix des honneurs qu'Hector en a reçus ?
En vain Hécube en pleurs, en vain le roi mon père
A refusé la sœur au meurtrier du frère ;
En vain d'une autre flamme ils se sont fait l'appui,
Point de paix, point d'accord si je ne suis à lui.
Perdant, renversant Troie il nous fera connoître
Qu'Achille suppliant a pu parler en maître,
Et qu'un dernier assaut donné de toutes parts,
Sitôt qu'il s'armera, le met sur nos remparts,
Nous cédons à la force. Et qui peut s'en défendre ?

BRISEIS
Son amour devant tous s'est fait cent fois entendre.
Qui l'auroat pu penser ? Après tant de serments,
Tant de soins, de devoirs, d'ardeurs, d'empressements,
Achille, cet Achille à qui toute son âme
Sembloit un prix trop bas pour bien payer ma flamme,
Me quitte, m'abandonne, et violant sa foi,
Porte ailleurs ce qu'en vain je croyois tout à moi.
Ah, Prince, à ce malheur toute ma raison cède,
Il a trop de témoins pour souffrir du remède,
Puisque contre sa gloire Achille a fait ce pas,
Sa fierté m'est connue, il ne changera pas,
Et je dois préparer mon âme infortunée
Aux éternels ennuis où je suis condamnée.

PYRRHUS
Enfin, à ma disgrâce il ne manque plus rien,
Au moins dans les grands maux la vengeance est un bien,
Et tant que cet espoir a soulagé ma flamme
J'ai moins senti le coup qui va m'arracher l'âme.
Par un fatal surcroît de malheurs inouïs,
Prêt à verser du sang j'entends le nom de fils,
Et vois avec horreur que ma juste colère,
Pour percer mon rival, doit s'armer contre un père.
Ah, Madame, vous perdre est-ce un mal si léger,
Qu'il faille le souffrir, et ne vous point venger.

POLIXÈNE
Vous en avez sujet, plaignez-vous l'un et l'autre,
L'aigreur de mon destin se répand sur le vôtre,
Pour vous perdre, le ciel semble n'épargner rien,
Mais enfin vos malheurs approchent-ils du mien ?
Si la douleur du coup vous les fait croire extrêmes,
Au moins vous demeurez absolus sur vous-mêmes,
Et la rigueur du sort n'asservit point vos cœurs
A la nécessité de se donner ailleurs :
Mais quand d'un feu qui plaît la douceur combattue
Cède à l'affreuse loi d'un devoir qui nous tue,
Qu'on n'éteint un amour dont on étoit charmé
Que pour en voir un autre à sa place allumé,
Des plus cruels tourments tout ce qu'on se figure
N'est de ce dur revers qu'une foible peinture.
J'en tremble, et ma vertu qui craint mon désespoir
N'ose m'abandonner à ce qu'elle ose voir,
Elle n'offre à mes yeux qu'une confuse image
De l'abîme étonnant des maux qu'elle envisage,
Et si déjà pour moi c'est plus que le trépas,
Quand je connoîtrai tout, que ne sera-ce pas ?

PYRRHUS
Ah, tâchez, s'il se peut, de ne le point connoître,
Voyez de grâce Achille, il se rendra peut-être,
Si vous lui peignez bien à quel destin affreux
L'amour qu'il a pour vous livre trois malheureux.
Déjà depuis longtemps dites-lui que votre âme
Par l'aveu de Priam se doit toute à ma flamme,
Et qu'en vain il prétend que le titre d'époux
Assure à ses désirs ce qui n'est plus à vous.
Enfin, faites pour moi tout ce qu'il se peut faire,
Réveillez dans son cœur la tendresse de père,
Montrez-lui le respect où j'ai toujours vécu,
Et ne le quittez point que vous n'ayez vaincu.

BRISEIS
Quelque peu que j'espère, allez, pressez, Madame,
Essayez ce que peut la pitié sur son âme.
La fortune bientôt s'est changée entre nous,
Vous attendiez de moi ce que j'attends de vous.
Veuille le pur amour qui m'avoit trop flattée,
Qu'avec plus de succès vous soyez écoutée.

POLIXÈNE
Sur l'ordre de l'hymen qui fait tous nos malheurs,
C'est de loin seulement qu'Achille a vu mes pleurs,
Contre un cœur généreux ce sont de fortes armes,
J'en vais faire l'épreuve, et si mes foibles charmes
Font toujours qu'à sa gloire il m'ose préférer,
J'aurai pour vous du sang prêt à tout réparer.


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