Essais
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Chapitre XVIII - Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie on a été heureux ou malheureux.

Montaigne

Chapitre XVIII - Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie on a été heureux ou malheureux.

Ce n’est qu’après notre mort, qu’on peut dire si nous avons été heureux ou non ; incertitude et instabilité des choses humaines. — « Il ne faut jamais perdre de vue le dernier jour de l’homme, et ne déclarer personne heureux, qu’il ne soit mort et réduit en cendres (Ovide). » — Les enfants connaissent sur ce sujet l’histoire du roi Crésus : Crésus, fait prisonnier par Cyrus, était condamné à mort ; aux approches du supplice, il s’écria : « O Solon ! Solon ! » Cette exclamation rapportée à Cyrus, celui-ci s’enquit de sa signification, et Crésus lui apprit qu’à son grand détriment, il confirmait la vérité d’une maxime qu’autrefois Solon lui avait exprimée : « Que les hommes, quelles que soient les faveurs dont la Fortune les comble, ne peuvent être réputés heureux, tant qu’on n’a pas vu s’achever le dernier jour de leur vie » ; et cela, en raison de l’incertitude et de l’instabilité des choses humaines, qu’un rien suffit à changer du tout au tout. — Dans ce même ordre d’idées, Agésilas répondait à quelqu’un qui trouvait un roi de Perse heureux d’être, fort jeune, maître d’un si puissant État : « Oui, mais Priam, à son âge, n’avait pas encore été atteint par le malheur. » — N’a-t-on pas vu des rois de Macédoine, successeurs d’Alexandre le Grand, aller finir à Rome, comme menuisiers et comme greffiers ; des tyrans de Sicile devenir maîtres d’école à Corinthe ; un conquérant de la moitié du monde, chef suprême de tant d’armées, en être réduit à ce degré d’humiliation, de devoir supplier des hommes de rien, officiers du roi d’Égypte ! c’est pourtant ce que coûtèrent au grand Pompée les cinq ou six derniers mois de sa vie. — Du temps de nos pères, on a vu Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité toute l’Italie, mourir captif à Loches ; et ce qui a été le pire de son malheur, après y avoir été détenu pendant dix ans. — La plus belle des reines, veuve du plus grand roi de la Chrétienté, ne vient-elle pas, indigne et barbare cruauté ! de mourir par la main du bourreau ? — Ces exemples existent par milliers ; car, de même que les orages et les tempêtes s’acharnent jalousement contre ceux de nos plus beaux édifices, se distinguant par leur élévation, il semble qu’il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs d’ici-bas : « Tant il est vrai qu’une force secrète renverse les choses humaines et se fait un jeu de fouler aux pieds l’orgueil des faisceaux et briser les haches consulaires (Lucrèce) ! » On dirait que quelquefois la Fortune guette, à point nommé, le dernier jour de notre vie, pour nous faire sentir le pouvoir qu’elle a de renverser en un moment ce qu’elle a mis de longues années à édifier, et nous amener à crier avec Laberius : « Ah ! ce jour ! c’est un jour en trop de ce que j’aurais dû vivre (Macrobe) ! »

En quoi consiste le bonheur en ce monde. — Aussi peut-on admettre avec raison la maxime si juste de Solon ; mais, comme c’est un philosophe pour lequel les faveurs et les disgrâces de la Fortune ne comptent ni comme chose heureuse, ni comme chose malheureuse, qu’il tient la grandeur et la puissance comme des accidents à peu près sans importance dans notre vie, il est vraisemblable qu’il voyait plus loin encore, et qu’il a voulu dire par là que ce bonheur de notre existence, qui dépend de la tranquillité et du contentement d’un esprit juste, de la résolution et de la fermeté d’une âme maîtresse d’elle-même, ne doit jamais être considéré comme acquis à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte, indubitablement le plus difficile, de la comédie qu’est notre existence en ce monde.

Le jour de notre mort est le seul qui permette d’émettre un jugement sur tous les autres jours de notre vie. — Pour tout le reste, nous pouvons dissimuler ; tenir, en philosophes, de beaux discours de pure forme ; avoir la possibilité de conserver la sérénité de nos traits en présence d’accidents qui nous atteignent, sans nous frapper au cœur ; mais à cette dernière scène entre la mort et nous, il n’y a plus à feindre, il faut s’expliquer nettement en bon français, et montrer ce qu’il y a de réel et de bon au fond de nous-mêmes. « Alors la nécessité nous arrache des paroles sincères, alors le masque tombe, et l’homme reste (Lucrèce). » Voilà pourquoi, à ce dernier moment, se rapportent tous les autres actes de notre vie, dont il est la pierre de touche ; c’est le maître jour, celui duquel relèvent tous les autres ; en ce jour, dit un ancien, se jugera tout mon passé. Je remets à la mort de prononcer sur ce qu’ont été mes actions ; par elle, on verra si mes discours partent de la bouche ou du cœur.

Il en est qui terminent par une mort honorable des existences passées dans le mal. — Combien ont dû à la mort, la réputation d’avoir bien ou mal vécu ! — Scipion, beau-père de Pompée, releva par une belle mort la mauvaise opinion qu’il avait donnée de lui, sa vie durant. — Epaminondas, auquel on demandait qui des trois il estimait le plus, de Chabrias, d’Iphicrates ou de lui-même, répondit : « Pour se prononcer, il faut d’abord voir ce que sera notre mort » ; et, quant à lui, ce serait lui faire grand tort, que de le juger sans tenir compte de sa mort si honorable et si pleine de grandeur. — Dieu en agit comme il lui plaît ; mais de mon temps, trois personnes des plus exécrables que j’ai connues, dont la vie n’avait été qu’une suite d’abominations et d’infamies, ont eu des morts convenables ; telles sous tous rapports, qu’en aucune circonstance on ne peut désirer mieux. Il est des fins glorieuses, on peut même dire heureuses : j’ai vu la mort interrompre, à la fleur de l’âge, une existence appelée aux plus brillantes destinées et qui y marchait à grands pas ; cette existence a pris fin dans des conditions telles, qu’à mon avis, la réalisation même des desseins que son ambition et son courage pouvaient légitimement lui faire concevoir, ne pouvait la porter aussi haut qu’elle l’a été du fait même de sa mort. Elle l’éleva, sans qu’il le réalisât, au but qu’il avait convoité, et cela plus glorieusement qu’il ne pouvait le désirer et l’espérer ; il dépassa en mourant le haut rang et l’illustration qui avaient été l’objet de toutes ses aspirations. — Quand il s’agit de porter un jugement sur la vie d’autrui, je regarde toujours comment elle s’est terminée ; quant à la mienne, je me suis surtout appliqué à ce qu’elle s’achève bien, c’est-à-dire tranquillement et sans éclat.


Chapitre XVIII - Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie on a été heureux ou malheureux.
Livre Premier
Chapitre I - Divers moyens mènent à même fin.
Chapitre II - De la tristesse.
Chapitre III - Nous prolongeons nos affections et nos haines au delà de notre propre durée.
Chapitre IV - L’âme exerce ses passions sur des objects auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action.
Chapitre V - Le commandant d’une place assiégée doit-il sortir de sa place pour parlementer ?
Chapitre VI - Le temps durant lequel on parlemente est un moment dangereux.
Chapitre VII - Nos actions sont à apprécier d’après nos intentions.
Chapitre VIII - De l’oisiveté.
Chapitre IX - Des menteurs.
Chapitre X - De ceux prompts à parler et de ceux auxquels un certain temps est nécessaire pour s’y préparer.
Chapitre XI - Des pronostics.
Chapitre XXII - De la constance.
Chapitre XII - Cérémonial des entrevues des rois.
Chapitre XIV - On est punissable, quand on s’opiniâtre à défendre une place au delà de ce qui est raisonnable.
Chapitre XV - Punition à infliger aux lâches.
Chapitre XVI - Façon de faire de quelques ambassadeurs.
Chapitre XVII - De la peur.
Chapitre XVIII - Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie on a été heureux ou malheureux.
Chapitre XIX - Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Chapitre XX - De la force de l’imagination.
Chapitre XXI - Ce qui est profit pour l’un est dommage pour l’autre.
Chapitre XXII - Des coutumes et de la circonspection à apporter dans les modifications à faire subir aux lois en vigueur.
Chapitre XXIII - Une même ligne de conduite peut aboutir à des résultats dissemblables.
Chapitre XXIV - Du pédantisme.
Chapitre XXV - De l’éducation des enfants. À Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson.
Chapitre XXVI - C’est folie de juger du vrai et du faux avec notre seule raison.
Chapitre XXVII - De l’amitié.
Chapitre XXVIII - Vingt-neuf sonnets d’Étienne de La Boétie. À Madame de Grammont, comtesse de Guiche.
Chapitre XXXIX - De la modération.
Chapitre XXX - Des Cannibales.
Chapitre XXXI - Il faut apporter beaucoup de circonspection, quand on se mêle d’émettre un jugement sur les décrets de la Providence.
Chapitre XXXII - Les voluptés sont à fuir, au prix même de la vie.
Chapitre XXXIII - La fortune marche souvent de pair avec la raison.
Chapitre XXXIV - Une lacune de notre administration.
Chapitre XXXV - De l’habitude de se vêtir.
Chapitre XXXVI - Sur Caton le jeune.
Chapitre XXXVII - Une même chose nous fait rire et pleurer.
Chapitre XXXVIII - De la solitude.
Chapitre XXXIX - Considérations sur Cicéron.
Chapitre XL - Le bien et le mal qui nous arrivent, ne sont souvent tels que par l’idée que nous nous en faisons.
Chapitre XLI - L’homme n’est pas porté à abandonner à d’autres la gloire qu’il a acquise.
Chapitre XLII - De l’inégalité qui règne parmi les hommes.
Chapitre XLIII - Des lois somptuaires.
Chapitre XLIV - Du sommeil.
Chapitre XLV - Sur la bataille de Dreux.
Chapitre XLVI - Des noms.
Chapitre XLVII - Incertitude de notre jugement.
Chapitre XLVIII - Des chevaux d’armes.
Chapitre XLIX - Des coutumes des anciens.
Chapitre L - Sur Démocrite et Héraclite.
Chapitre LI - Combien vaines sont les paroles.
Chapitre LII - Parcimonie des anciens.
Chapitre LIII - À propos d’une phrase de César.
Chapitre LIV - Inanité de certaines subtilités.
Chapitre LV - Des odeurs.
Chapitre LVI - Des prières.
Chapitre LVII - De l’âge.
Livre Second
Chapitre I - Inconstance de nos actions.
Chapitre II - De l’ivrognerie.
Chapitre III - À propos d’une coutume de l’île de Céa.


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