Essais
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Chapitre IV - À demain les affaires.

Montaigne

Chapitre IV - À demain les affaires.

En traduisant Plutarque, Amyot nous a rendu un réel service. — Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot, sur tous nos écrivains français, non seulement pour la simplicité et la pureté de son style, ce en quoi il surpasse tous les autres ; pour la persistance qu’il lui a fallu pour mener à bien un si long travail qu’a été sa traduction de Plutarque ; pour ses connaissances étendues qui lui ont permis de rendre avec autant de bonheur un auteur aussi difficile et aussi concis, car, qu’on en dise ce que l’on voudra, bien que je n’entende rien au grec, je vois sa traduction présenter un sens tellement suivi et approprié, que je suis amené à conclure, ou qu’il a admirablement saisi les idées qu’a voulu exposer son auteur, ou que, par le fait de l’avoir longuement pratiqué, il s’en est, d’une façon générale, si fortement imprégné, qu’il ne lui prête rien qui le démente ou le contredise ; mais encore, et c’est ce dont surtout je lui sais gré, pour le choix qu’il a su faire parmi tant d’autres, pour en doter son pays, d’un ouvrage si plein de mérite et d’à propos. Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous eût retirés du bourbier dans lequel nous étions enlisés ; grâce à lui, nous osons à cette heure parler et écrire, les dames elles-mêmes en remontrent aux maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. Si cet excellent homme vit encore, je lui indiquerais Xénophon comme étant également à traduire, ce sera une tâche plus facile et par suite mieux en rapport avec son âge avancé ; et puis, je ne sais, mais on dirait que, malgré la facilité et la netteté avec lesquelles il se tire des passages difficiles, son style est plus personnel et se déroule plus aisément, quand il n’est pas entravé par les difficultés de la traduction.

Exemple remarquable de discrétion cité par Plutarque. — J’en étais à ce passage où, parlant de lui-même, Plutarque dit que Rusticus assistant à Rome à une de ses conférences, y reçut un courrier venant de l’empereur, et remit à l’ouvrir que la conférence fût achevée ; discrétion qui, dit-il, valut à ce personnage l’approbation chaleureuse de toute l’assistance. Cette anecdote est contée à propos de la curiosité, de cette passion avide et insatiable de nouvelles qui fait qu’avec tant d’indiscrétion et d’impatience nous abandonnons tout, pour nous entretenir avec un nouveau venu, et que, sans nous soucier de ce manque de respect et de tenue, nous décachetons immédiatement, où que nous soyons, les lettres que nous recevons. Plutarque a eu raison de louer la réserve de Rusticus ; il aurait pu y ajouter l’éloge de sa politesse et de sa courtoisie, puisqu’il agissait de la sorte pour ne pas interrompre le cours de la conférence ; je doute cependant qu’il eût été fondé à louer sa prudence, car lorsqu’on reçoit ainsi des lettres à l’improviste, surtout quand elles nous viennent d’un empereur, il peut arriver que différer de les lire, ait de graves inconvénients.

Si trop de curiosité est répréhensible, trop de nonchalance ne l’est pas moins. — Le défaut opposé à la curiosité est la nonchalance, vers lequel je penche incontestablement par tempérament, et dont j’ai vu certaines personnes affectées au point que, trois ou quatre jours après les avoir reçues, on retrouvait encore non décachetées, dans les poches de leurs vêtements, des lettres qui leur avaient été remises. — Je n’en ouvre jamais, non seulement de celles qu’on me confie, mais même de celles que le hasard fait tomber entre mes mains, et me fais un cas de conscience que je me reproche si, mes yeux se portant à la dérobée sur celles de quelque importance qu’un personnage peut lire auprès de moi, je viens à en surprendre quelque chose. Jamais homme ne s’est moins enquis des affaires d’autrui et n’a moins cherché à les pénétrer.

Du temps de nos pères, M. de Bouttières faillit perdre Turin parce qu’étant à souper en bonne compagnie, il remit à lire un avis qu’on lui adressait de la trahison qui se préparait contre cette ville où il commandait. — Plutarque m’a encore appris que Jules César eût été sauvé si, lorsqu’il se rendait au Sénat, le jour où il fut tué par les conjurés, il avait lu un mémoire qu’on lui présenta. — Ce même auteur rapporte aussi que le soir même où s’exécuta le complot formé par Pélopidas pour tuer Archias tyran de Thèbes et rendre la liberté à sa patrie, un Athénien, de ce même nom d’Archias, écrivit de point en point à son homonyme ce qui se tramait. Celui-ci reçut la missive pendant qu’il soupait et différa de l’ouvrir, disant ce mot passé depuis en proverbe chez les Grecs : « À demain les affaires. »

Ligne de conduite qu’il semble possible de tracer à cet égard. — Un homme sage, dans l’intérêt d’autrui, par exemple pour ne pas commettre, en la troublant, une impolitesse vis-à-vis de la société dans laquelle il se trouve comme fit Rusticus, ou ne pas interrompre une autre affaire d’importance dont il est occupé, peut, à mon sens, remettre à plus tard de prendre communication de nouvelles qu’on lui apporte. Mais si ce n’est que par intérêt ou plaisir personnel, il est inexcusable, surtout quand il est investi d’une charge publique, de ne pas le faire immédiatement, dût-il pour cela interrompre son repos et même son sommeil. Jadis, à Rome, il y avait à table la place dite consulaire qui, considérée comme la plus honorable, était celle dont il était le plus facile de se dégager et aussi la plus accessible à ceux qui pouvaient survenir pour entretenir celui qui l’occupait, ce qui indique bien que parce qu’on était à table, on ne se désintéressait pas pour cela des autres affaires et des événements qui pouvaient se produire. — Mais on peut avoir tout dit sur les actions humaines, il est difficile de tracer une règle, si juste soit-elle au point de vue de la raison, qui se trouve à l’abri des surprises que lui ménage le hasard.


Chapitre IV - À demain les affaires.
Livre Premier
Chapitre I - Divers moyens mènent à même fin.
Chapitre II - De la tristesse.
Chapitre III - Nous prolongeons nos affections et nos haines au delà de notre propre durée.
Chapitre IV - L’âme exerce ses passions sur des objects auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action.
Chapitre V - Le commandant d’une place assiégée doit-il sortir de sa place pour parlementer ?
Chapitre VI - Le temps durant lequel on parlemente est un moment dangereux.
Chapitre VII - Nos actions sont à apprécier d’après nos intentions.
Chapitre VIII - De l’oisiveté.
Chapitre IX - Des menteurs.
Chapitre X - De ceux prompts à parler et de ceux auxquels un certain temps est nécessaire pour s’y préparer.
Chapitre XI - Des pronostics.
Chapitre XXII - De la constance.
Chapitre XII - Cérémonial des entrevues des rois.
Chapitre XIV - On est punissable, quand on s’opiniâtre à défendre une place au delà de ce qui est raisonnable.
Chapitre XV - Punition à infliger aux lâches.
Chapitre XVI - Façon de faire de quelques ambassadeurs.
Chapitre XVII - De la peur.
Chapitre XVIII - Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie on a été heureux ou malheureux.
Chapitre XIX - Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Chapitre XX - De la force de l’imagination.
Chapitre XXI - Ce qui est profit pour l’un est dommage pour l’autre.
Chapitre XXII - Des coutumes et de la circonspection à apporter dans les modifications à faire subir aux lois en vigueur.
Chapitre XXIII - Une même ligne de conduite peut aboutir à des résultats dissemblables.
Chapitre XXIV - Du pédantisme.
Chapitre XXV - De l’éducation des enfants. À Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson.
Chapitre XXVI - C’est folie de juger du vrai et du faux avec notre seule raison.
Chapitre XXVII - De l’amitié.
Chapitre XXVIII - Vingt-neuf sonnets d’Étienne de La Boétie. À Madame de Grammont, comtesse de Guiche.
Chapitre XXXIX - De la modération.
Chapitre XXX - Des Cannibales.
Chapitre XXXI - Il faut apporter beaucoup de circonspection, quand on se mêle d’émettre un jugement sur les décrets de la Providence.
Chapitre XXXII - Les voluptés sont à fuir, au prix même de la vie.
Chapitre XXXIII - La fortune marche souvent de pair avec la raison.
Chapitre XXXIV - Une lacune de notre administration.
Chapitre XXXV - De l’habitude de se vêtir.
Chapitre XXXVI - Sur Caton le jeune.
Chapitre XXXVII - Une même chose nous fait rire et pleurer.
Chapitre XXXVIII - De la solitude.
Chapitre XXXIX - Considérations sur Cicéron.
Chapitre XL - Le bien et le mal qui nous arrivent, ne sont souvent tels que par l’idée que nous nous en faisons.
Chapitre XLI - L’homme n’est pas porté à abandonner à d’autres la gloire qu’il a acquise.
Chapitre XLII - De l’inégalité qui règne parmi les hommes.
Chapitre XLIII - Des lois somptuaires.
Chapitre XLIV - Du sommeil.
Chapitre XLV - Sur la bataille de Dreux.
Chapitre XLVI - Des noms.
Chapitre XLVII - Incertitude de notre jugement.
Chapitre XLVIII - Des chevaux d’armes.
Chapitre XLIX - Des coutumes des anciens.
Chapitre L - Sur Démocrite et Héraclite.
Chapitre LI - Combien vaines sont les paroles.
Chapitre LII - Parcimonie des anciens.
Chapitre LIII - À propos d’une phrase de César.
Chapitre LIV - Inanité de certaines subtilités.
Chapitre LV - Des odeurs.
Chapitre LVI - Des prières.
Chapitre LVII - De l’âge.
Livre Second
Chapitre I - Inconstance de nos actions.
Chapitre II - De l’ivrognerie.
Chapitre III - À propos d’une coutume de l’île de Céa.
Chapitre IV - À demain les affaires.
Chapitre V - De la conscience.
Chapitre VI - De l’exercice.
Chapitre VII - Des récompenses honorifiques.
Chapitre VIII - De l’affection des pères pour leurs enfants.
Chapitre IX - Des armes des Parthes.
Chapitre X - Des Livres.
Chapitre XI - De la cruauté.
Chapitre XII - Apologie de Raimond Sebond.
Chapitre XIII - Du jugement à porter sur la mort d’autrui.
Chapitre XIV - Comment notre esprit se crée à lui-même des difficultés.
Chapitre XV - Notre désir s’accroît par la difficulté qu’il rencontre à se satisfaire.
Chapitre XVI - De la gloire.
Chapitre XVII - De la présomption.
Chapitre XVIII - Du fait de donner ou recevoir des démentis.
Chapitre XIX - De la liberté de conscience.
Chapitre XX - Nous ne goûtons rien qui ne soit sans mélange.
Chapitre XXI - Contre la fainéantise.
Chapitre XXII - Des postes.
Chapitre XXIII - Des mauvais moyens employés à bonne fin.
Chapitre XXIV - De la grandeur romaine.
Chapitre XXV - Se garder de contrefaire le malade.
Chapitre XXVI - Du pouce.
Chapitre XXVII - La poltronnerie est mère de la cruauté.
Chapitre XXVIII - Chaque chose en son temps.
Chapitre XXIX - De la vertu.
Chapitre XXX - À propos d’un enfant monstrueux.
Chapitre XXXI - De la colère.
Chapitre XXXII - Défense de Sénèque et de Plutarque.
Chapitre XXXIII - Histoire de Spurina.
Chapitre XXXIV - Observations sur les moyens que Jules César employait à la guerre.
Chapitre XXXV - Trois femmes vraiment bonnes.
Chapitre XXXVI - À quels hommes entre tous donner la prééminence.
Chapitre XXXVII - De la ressemblance des enfants avec leurs pères.
Livre Troisième
Chapitre I - De ce qui est utile et de ce qui est honnête.
Chapitre II - Du repentir.
Chapitre III - De la société des hommes, des femmes et de celle des livres.
Chapitre IV - De la diversion.
Chapitre V - À propos de quelques vers de Virgile.
Chapitre VI - Des coches.
Chapitre VII - Des inconvénients des grandeurs.
Chapitre VIII - De la conversation.
Chapitre IX - De la vanité.
Chapitre X - En toutes choses, il faut se modérer et savoir contenir sa volonté.
Chapitre XI - Des boiteux.
Chapitre XII - De la physionomie.
Chapitre XIII - De l’expérience.


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