ACTE IV - SCÈNE IV



Néron, Narcisse.

NARCISSE
Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste.
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins officieux.
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux;
Et le fer est moins prompt pour trancher une vie
Que le nouveau poison que sa main me confie.

NÉRON
Narcisse, c'est assez, je reconnais ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE
Quoi ! Pour Britannicus votre haine affaiblie
Me défend…

NÉRON
Oui, Narcisse, on nous réconcilie.

NARCISSE
Je me garderai bien de vous en détourner,
Seigneur. Mais il s'est vu tantôt emprisonner.
Cette offense en son coeur sera longtemps nouvelle.
Il n'est point de secrets que le temps ne révèle.
Il saura que ma main lui devait présenter
Un poison que votre ordre avait fait apprêter.
Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire.

NÉRON
On répond de son coeur, et je vaincrai le mien.

NARCISSE
Et l'hymen de Junie en est-il le lien ?
Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?

NÉRON
C'est prendre trop soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse,
Je ne le compte plus parmi mes ennemis.

NARCISSE
Agrippine, Seigneur, se l'était bien promis.
Elle a repris sur vous son souverain empire.

NÉRON
Quoi donc ? Qu'a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?

NARCISSE
Elle s'en est vantée assez publiquement.

NÉRON
De quoi ?

NARCISSE
Qu'elle n'avait qu'à vous voir un moment :
Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste
On verrait succéder un silence modeste,
Que vous-même à la paix souscririez le premier,
Heureux que sa bonté daignât tout oublier.

NÉRON
Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
Je n'ai que trop de pente à punir son audace.
Et si je m'en croyais ce triomphe indiscret
Serait bientôt suivi d'un éternel regret.
Mais de tout l'univers quel sera le langage ?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m'engage,
Et que Rome effaçant tant de titres d'honneur
Me laisse pour tous noms celui d'empoisonneur ?
Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

NARCISSE
Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?
Avez-vous prétendu qu'ils se tairaient toujours ?
Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours ?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire ?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.
Non non, dans leurs discours ils sont plus retenus,
Tant de précaution affaiblit votre règne.
Ils croiront en effet mériter qu'on les craigne.
Au joug depuis longtemps ils se font façonnés.
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
Moi-même revêtu d'un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude avec la liberté,
J'ai cent fois dans le cours de ma gloire passée
Tenté leur patience, et ne l'ai point lassée.
D'un empoisonnement vous craignez la noirceur ?
Faites périr le frère, abandonnez la soeur.
Rome sur ses autels prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la soeur et le frère sont nés.

NÉRON
Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre.
J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore en lui manquant de foi
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J'oppose à ses raisons un courage inutile,
Je ne l'écoute point avec un coeur tranquille.

NARCISSE
Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit.
Son adroite vertu ménage son crédit.
Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée :
Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée :
Vous seriez libre alors, Seigneur, et devant vous
Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.
Quoi donc ! Ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire ?
"Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire.
Il ne dit, il ne fait, que ce qu'on lui prescrit.
Burrhus conduit son coeur, Sénèque son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
À réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre,
Tandis que des soldats de moments en moments
Vont arracher pour lui les applaudissements. "
Ah ! Ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?

NÉRON
Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons faire.

Autres textes de Jean Racine

Mithridate

"Mithridate" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1673. Elle raconte l'histoire de Mithridate, roi du Pont, et de sa lutte pour conserver son...

Les Plaideurs

"Les Plaideurs" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1668. Elle raconte l'histoire d'une famille en conflit qui se retrouve devant un tribunal pour...

La Thébaïde

"La Thébaïde" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1664. Elle raconte l'histoire de deux frères jumeaux, Étéocle et Polynice, fils du roi de...

Athalie

"Athalie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1691. Elle raconte l'histoire d'Athalie, reine de Juda, et de sa lutte pour conserver son pouvoir...

Iphigénie

"Iphigénie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1674. Elle raconte l'histoire d'Iphigénie, fille du roi Agamemnon et de Clytemnestre, et de sa quête...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024