ACTE II - SCÈNE III



Néron, Junie.

NÉRON
Vous vous troublez, Madame, et changez de visage.
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?

JUNIE
Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur.
J'allais voir Octavie, et non pas l'empereur.

NÉRON
Je le sais bien, Madame, et n'ai pu sans envie
Apprendre vos bontés pour l'heureuse Octavie.

JUNIE
Vous Seigneur ?

NÉRON
Pensez-vous, Madame, qu'en ces lieux
Seule pour vous connaître Octavie ait des yeux ?

JUNIE
Et quel autre, Seigneur ? Voulez-vous que j'implore !
À qui demanderai-je un crime que j'ignore ?
Vous qui le punissez, vous ne l'ignorez pas.
De grâce, apprenez-moi, Seigneur, mes attentats.

NÉRON
Quoi Madame ! Est-ce donc une légère offense
De m'avoir si longtemps caché votre présence ?
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?
L'heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
Croître loin de nos yeux son amour et vos charmes ?
Pourquoi de cette gloire exclus jusqu'à ce jour,
M'avez-vous sans pitié relégué dans ma cour ?
On dit plus : vous souffrez sans en être offensée
Qu'il vous ose, Madame, expliquer sa pensée.
Car je ne croirai point que sans me consulter
La sévère Junie ait voulu le flatter,
Ni qu'elle ait consenti d'aimer et d'être aimée,
Sans que j'en sois instruit que par la renommée.

JUNIE
Je ne vous nierai point, Seigneur, que ses soupirs
M'ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
Il n'a point détourné ses regards d'une fille,
Seul reste du débris d'une illustre famille.
Peut-être il se souvient qu'en un temps plus heureux
Son père me nomma pour l'objet de ses voeux.
Il m'aime. Il obéit à l'empereur son père,
Et j'ose dire encore, à vous, à votre mère :
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens…

NÉRON
Ma mère a ses desseins, Madame, et j'ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude, et d'Agrippine.
Ce n'est point par leur choix que je me détermine.
C'est à moi seul, Madame, à répondre de vous;
Et je veux de ma main vous choisir un époux.

JUNIE
Ah, Seigneur, songez-vous que toute autre alliance,
Fera honte aux Césars auteurs de ma naissance ?

NÉRON
Non, Madame, l'époux dont je vous entretiens
Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens.
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.

JUNIE
Et quel est donc, Seigneur, cet époux ?

NÉRON
Moi, Madame.

JUNIE
Vous ?

NÉRON
Je vous nommerais, Madame un autre nom,
Si j'en savais quelque autre au dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix, où vous puissiez souscrire,
J'ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l'empire.
Plus j'ai cherché, Madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier ce trésor :
Plus je vois que César digne seul de vous plaire
En doit être lui seul l'heureux dépositaire,
Et ne peut dignement vous confier qu'aux mains,
À qui Rome a commis l'empire des humains.
Vous-même consultez vos premières années.
Claudius à son fils les avait destinées,
Mais c'était en un temps où de l'empire entier
Il croyait quelque jour le nommer l'héritier.
Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C'est à vous de passer du côté de l'empire.
En vain de ce présent ils m'auraient honoré,
Si votre coeur devait en être séparé ;
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ;
Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
Des jours toujours à plaindre, et toujours enviés,
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds
Qu'Octavie à vos yeux ne fasse point d'ombrage.
Rome aussi bien que moi vous donne son suffrage,
Répudie Octavie, et me fait dénouer
Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins d'un prince qui vous aime ;
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l'univers à qui vous vous devez.

JUNIE
Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
Je me vois dans le cours d'une même journée
Comme une criminelle amenée en ces lieux :
Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,
Que sur mon innocence à peine je me fie,
Vous m'offrez tout d'un coup la place d'Octavie.
J'ose dire pourtant que je n'ai mérité
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
Et pouvez-vous, Seigneur, souhaiter qu'une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,
Qui dans l'obscurité nourrissant sa douleur
S'est fait une vertu conforme à son malheur ;
Passe subitement de cette nuit profonde
Dans un rang qui l'expose aux yeux de tout le monde ;
Dont je n'ai pu de loin soutenir la clarté,
Et dont une autre enfin remplit la majesté ?

NÉRON
Je vous ai déjà dit que je la répudie.
Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.
N'accusez point ici mon choix d'aveuglement.
Je vous réponds de vous, consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire,
Et ne préférez point à la solide gloire
Des honneurs dont César prétend vous revêtir,
La gloire d'un refus, sujet au repentir.

JUNIE
Le ciel connaît, Seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d'une gloire insensée.
Je sais de vos présents mesurer la grandeur.
Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur
Plus il me ferait honte et mettrait en lumière
Le crime d'en avoir dépouillé l'héritière.

NÉRON
C'est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,
Madame, et l'amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère.
La soeur vous touche ici beaucoup moins que le frère,
Et pour Britannicus…

JUNIE
Il a su me toucher,
Seigneur, et je n'ai point prétendu m'en cacher.
Cette sincérité sans doute est peu discrète ;
Mais toujours de mon coeur ma bouche est l'interprète.
Absente de la cour je n'ai pas dû penser,
Seigneur, qu'en l'art de feindre il fallût m'exercer.
J'aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l'empire devait suivre son hyménée.
Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son palais déserté,
La fuite d'une cour que sa chute a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs,
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs.
L'empire en est pour vous l'inépuisable source,
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l'univers soigneux de les entretenir
S'empresse à l'effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse
Il ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse ;
Et n'a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

NÉRON
Et ce sont ces plaisirs, et ces pleurs que j'envie,
Que tout autre que lui me paierait de sa vie.
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux.
Madame, il va bientôt paraître devant vous.

JUNIE
Ah, Seigneur, vos vertus m'ont toujours rassurée.

NÉRON
Je pouvais de ces lieux lui défendre l'entrée.
Mais, Madame, je veux prévenir le danger,
Où son ressentiment le pourrait engager.
Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu'il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous
Sans qu'il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement prenez sur vous l'offense,
Et soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs faites-lui concevoir
Qu'il doit porter ailleurs ses voeux et son espoir.

JUNIE
Moi ! Que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir :
Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m'obéir.

NÉRON
Caché près de ces lieux je vous verrai, Madame :
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme.
Vous n'aurez point pour moi de langages secrets.
J'entendrai des regards que vous croirez muets
Et sa perte sera l'infaillible salaire
D'un geste, ou d'un soupir échappé pour lui plaire.

JUNIE
Hélas ! Si j'ose encor former quelques souhaits,
Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais.

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