Acte deuxième - Scène V



Bajazet, Atalide

BAJAZET
Eh bien ! c'est maintenant qu'il faut que je vous laisse.
Le ciel punit ma feinte et confond votre adresse ;
Rien ne m'a pu parer contre ses derniers coups :
Il fallait ou mourir, ou n'être plus à vous.
De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?
Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte.
Je vous l'avais prédit, mais vous l'avez voulu.
J'ai reculé vos pleurs autant que je l'ai pu.
Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
Daignez de la sultane éviter la présence :
Vos pleurs vous trahiraient ; cachez-les à ses yeux,
Et ne prolongez point de dangereux adieux.

ATALIDE
Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m'épargner :
Il faut vous rendre, il faut me quitter, et régner.

BAJAZET
Vous quitter ?

ATALIDE
Je le veux. Je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu'alors agitée,
Il est vrai, je n'ai pu concevoir sans effroi
Que Bajazet pût vivre et n'être plus à moi ;
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
Je me représentais l'image douloureuse,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s'était pas montrée ;
Je ne vous voyais pas ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence ;
Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs ;
Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide,
Mesurez vos malheurs aux forces d'Atalide,
Et ne m'exposez point aux plus vives douleurs
Qui jamais d'une amante épuisèrent les pleurs.

BAJAZET
Et que deviendrez-vous, si dès cette journée,
Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

ATALIDE
Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, Seigneur, j'obéirai.
Que sais-je ? À ma douleur je chercherai des charmes.
Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
Qu'à vous perdre pour moi vous étiez résolu,
Que vous vivez, qu'enfin c'est moi qui l'ai voulu.

BAJAZET
Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
Plus vous me commandez de vous être infidèle,
Madame, plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi ? cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
Dont les feux avec nous ont crû dans le silence,
Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter,
Mes serments redoublés de ne vous point quitter,
Tout cela finirait par une perfidie ?
J'épouserais, et qui ? (s'il faut que je le die)
Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,
Qui m'offre ou son hymen, ou la mort infaillible ;
Tandis qu'à mes périls Atalide sensible,
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour.
Ah ! qu'au jaloux sultan ma tête soit portée,
Puisqu'il faut à ce prix qu'elle soit rachetée !

ATALIDE
Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.

BAJAZET
Parlez : si je le puis, je suis prêt d'obéir.

ATALIDE
La sultane vous aime ; et malgré sa colère,
Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire,
Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir
Qu'un jour…

BAJAZET
Je vous entends : je n'y puis consentir.
Ne vous figurez point que, dans cette journée,
D'un lâche désespoir ma vertu consternée
Craigne les soins d'un trône où je pourrais monter,
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
J'écoute trop peut-être une imprudente audace ;
Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,
J'espérais que fuyant un indigne repos
Je prendrais quelque place entre tant de héros.
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain, pour me sauver, je vous l'aurais promis :
Et ma bouche et mes yeux du mensonge ennemis,
Peut-être, dans le temps que je voudrais lui plaire,
Feraient par leur désordre un effet tout contraire ;
Et de mes froids soupirs ses regards offensés
Verraient trop que mon cœur ne les a point poussés.
Ô ciel ! combien de fois je l'aurais éclaircie,
Si je n'eusse à sa haine exposé que ma vie ;
Si je n'avais pas craint que ses soupçons jaloux
N'eussent trop aisément remonté jusqu'à vous !
Et j'irais l'abuser d'une fausse promesse ?
Je me parjurerais ? Et par cette bassesse…
Ah ! loin de m'ordonner cet indigne détour,
Si votre cœur était moins plein de son amour,
Je vous verrais sans doute en rougir la première.
Mais pour vous épargner une injuste prière,
Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte.

ATALIDE
Et moi, je ne vous quitte pas.
Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire,
Et de tous nos secrets c'est moi qui veux l'instruire.
Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
Se fait tant de plaisirs d'expirer à mes yeux,
Roxane, malgré vous, nous joindra l'un et l'autre :
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre,
Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.

BAJAZET
Ô ciel ! que faites-vous ?

ATALIDE
Cruel, pouvez-vous croire
Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?
Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler,
Ma rougeur ne fût pas prête à me déceler ?
Mais on me présentait votre perte prochaine ;
Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,
Que vous n'osiez pour moi ce que j'osais pour vous ?
Peut-être il suffira d'un mot un peu plus doux ;
Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne.
Vous-même, vous voyez le temps qu'elle vous donne.
A-t-elle, en vous quittant, fait sortir le vizir ?
Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?
Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse,
Ses pleurs ne m'ont-ils pas découvert sa tendresse ?
Peut-être elle n'attend qu'un espoir incertain
Qui lui fasse tomber les armes de la main.
Allez, Seigneur : sauvez votre vie et la mienne.

BAJAZET
Eh bien ! Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?

ATALIDE
Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
L'occasion, le ciel pourra vous les dicter.
Allez. Entre elle et vous je ne dois point paraître ;
Votre trouble ou le mien nous feraient reconnaître.
Allez ; encore un coup, je n'ose m'y trouver.
Dites… tout ce qu'il faut, Seigneur, pour vous sauver.

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