Ariane
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ACTE I - Scène III

Thomas Corneille

ACTE I - Scène III


(Pirithoüs, Thésée.)

PIRITHOÜS
Je ne sais si le Roi ne veut pas qu'on l'entende ;
Mais au nom d'Ariane un peu trop de chaleur
Me fait craindre pour vous le trouble de son cœur.
Songez-y ; s'il falloit qu'épris d'amour pour elle…

THESEE
Sa passion est forte, et ne m'est pas nouvelle.
Je la sus dès l'instant qu'il s'en laissa charmer ;
Mais ce n'est pas un mal qui me doive alarmer.

PIRITHOÜS
Il est vrai qu'Ariane auroit lieu de se plaindre,
Si chéri sans réserve elle vous voyoit craindre.
Je viens de lui parler, et je ne vis jamais
Pour un illustre Amant de plus ardents souhaits.
C'est un amour pour vous si fort, si pur, si tendre,
Que quoi que pour vous plaire il fallût entreprendre,
Son cœur de cette gloire uniquement charmé…

THESEE
Hélas ! Et que ne puis-je en être moins aimé !
Je ne me verrois pas dans l'état déplorable
Où me réduit sans cesse un amour qui m'accable,
Un amour qui ne montre à mes sens désolés…
Le puis-je dire ?

PIRITHOÜS
Ô Dieux ! Est-ce vous qui parlez ?
Ariane en beauté partout si renommée,
Aimant avec excès, ne seroit point aimée ?
Vous seriez insensible à de si doux appas ?

THESEE
Ils ont de quoi toucher, je ne l'ignore pas.
Ma raison qui toujours s'intéresse pour elle,
Me dit qu'elle est aimable, et mes yeux qu'elle est belle.
L'Amour sur leur rapport tâche de m'ébranler ;
Mais quand le cœur se tait, l'Amour a beau parler.
Pour engager ce cœur ses amorces sont vaines,
S'il ne court de lui-même au-devant de ses chaînes,
Et ne confond d'abord pas ses doux embarras
Tous les raisonnements d'aimer, ou n'aimer pas.

PIRITHOÜS
Mais vous souvenez-vous que pour sauver Thésée
La fidèle Ariane à tout s'est exposée ?
Par là du labyrinthe heureusement tiré…

THESEE
Il est vrai, tout sans elle étoit désespéré.
Du succès attendu son adresse suivie,
Malgré le Sort jaloux, m'a conservé la vie,
Je la dois à ses soins ; mais par quelle rigueur
Vouloir que je la paye aux dépens de mon coeur ?
Ce n'est pas qu'en secret l'ardeur d'un si beau zèle
Contre ma dureté n'ait combattu pour elle.
Touché de son amour, confus de son éclat,
Je me suis mille fois reproché d'être ingrat.
Mille fois j'ai rougi de ce que j'ose faire,
Mais mon ingratitude est un mal nécessaire,
Et l'on s'efforce en vain par d'assidus combats
À disposer d'un cœur qui ne se donne pas.

PIRITHOÜS
Votre mérite est grand, et peut l'avoir charmée ;
Mais quand elle vous aime, elle se croit aimée.
Ainsi vos vœux d'abord auront flatté sa foi,
Et vous aurez juré…

THESEE
Qui n'eût fait comme moi ?
Pour me suivre, Ariane abandonnoit son Père,
Je lui devois la vie, elle avoit de quoi plaire.
Mon cœur sans passion me laissoit présumer
Qu'il prendroit à mon choix l'habitude d'aimer.
Par là, ce qu'il donnoit à la reconnoissance
De l'amour auprès d'elle eut l'entière apparence.
Pour payer ce qu'au sien je voyois être dû
Mille devoirs… Hélas ! C'est ce qui m'a perdu.
Je les rendois d'un air à me tromper moi-même
À croire que déjà ma flamme étoit extrême,
Lorsqu'un trouble secret me fit apercevoir
Que souvent pour aimer c'est peu que le vouloir.
Phèdre à mes yeux surpris à toute heure exposée…

PIRITHOÜS
Quoi, la Soeur d'Ariane a fait changer Thésée ?

THESEE
Oui, je l'aime, et telle est cette brûlante ardeur,
Qu'il n'est rien qui la puisse arracher de mon cœur.
Sa beauté, pour qui seule en secret je soupire,
M'a fait voir de l'Amour jusqu'où s'étend l'empire ;
Je l'ai connu par elle, et ne m'en sens charmé
Que depuis que je l'aime, et que j'en suis aimé.

PIRITHOÜS
Elle vous aime ?

THESEE
Autant que je le puis attendre
Dans l'intérêt du sang qu'une sœur lui fait prendre.
Comme depuis longtemps l'amitié qui les joint
Forme entre elles des nœuds que l'Amour ne rompt point,
Elle a quelquefois peine à contraindre son âme
De laisser sans scrupule agir toute sa flamme,
Et voudroit, pour montrer ce qu'elle sent pour moi,
Qu'Ariane eût cessé de prétendre à ma foi.
Cependant pour ôter toute défiance
Qu'auroit donné le cours de notre intelligence,
Naxe a peu de Beautés pour qui des soins rendus
Ne me semblent coûter quelques soupirs perdus ;
Cyane, AEglé, Mégiste ont part à cet hommage.
Ariane le voit, et n'en prend point ombrage,
Rien n'alarme son cœur, tant ce que je lui dois
Contre ma trahison lui répond de ma foi.

PIRITHOÜS
Ces devoirs partagés ont trop d'indifférence
Pour vous faire aisément soupçonner d'inconstance.
Mais quand depuis trois mois vous m'avez attendu,
Ne vous déclarant point, qu'avez-vous prétendu ?

THESEE
Flatter l'espoir du Roi, donner temps à sa flamme
De pouvoir malgré lui tyranniser son âme,
Gagner l'esprit de Phèdre, et me débarrasser
D'un hymen dont peut-être on m'auroit fait presser.

PIRITHOÜS
Mais me voici dans Naxe, et quoi qu'on puisse faire,
Votre infidélité ne sauroit plus se taire.
Quel prétexte auriez-vous encor à différer ?

THESEE
Je me suis trop contraint, il faut me déclarer.
Quoi que doive Ariane en ressentir de peine,
Il faut lui découvrir que son hymen me gêne,
Et pour punir mon crime, et se venger de moi,
La porter, s'il se peut, à faire choix du Roi.
Vous seul, car de quel front lui confesser moi-même
Qu'en moi c'est un ingrat, un parjure qu'elle aime ?
Non, vous lui peindrez mieux l'embarras de mon cœur.
Parlez, mais gardez bien de lui nommer sa Soeur.
Savoir qu'une Rivale ait mon âme charmée,
La chercher, la trouver dans une Soeur aimée,
Ce seroit un supplice, après mon changement,
À faire tout oser à son ressentiment.
Ménagez sa douleur pour la rendre plus lente.
Avouez-lui l'amour, mais cachez-lui l'Amante.
Sur qui que ses soupçons puissent ailleurs tomber,
Phèdre à sa défiance est seule à dérober.

PIRITHOÜS
Je tairai ce qu'il faut ; mais comme je condamne
Votre ingrate conduite au regard d'Ariane,
N'attendez pas de moi que pour vous dégager
Je lui parle du feu qui vous porte à changer.
C'est un aveu honteux qu'un autre lui peut faire.
Cependant mon secours vous étant nécessaire,
Si sur l'hymen du Roi je puis être écouté,
J'appuierai le projet dont je vous vois flatté.
Phèdre vient, je vous laisse.

THESEE
Ô trop charmante vue !


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