ACTE II - Scène 6



(JUPITER, ALCMÈNE, CLÉANTHIS, SOSIE.)


JUPITER
Voulez-vous me désespérer ? Hélas ! arrêtez, belle Alcmène.

ALCMÈNE
Non, avec l'auteur de ma peine Je ne puis du tout demeurer.

JUPITER
De grâce…

ALCMÈNE
Laissez-moi.

JUPITER
Quoi ?

ALCMÈNE
Laissez-moi, vous dis-je.

JUPITER
Ses pleurs touchent mon âme, et sa douleur m'afflige. Souffrez que mon cœur…

ALCMÈNE
Non, ne suivez point mes pas.

JUPITER
Où voulez-vous aller ?

ALCMÈNE
Où vous ne serez pas.

JUPITER
Ce vous est une attente vaine. Je tiens à vos beautés par un nœud trop serré, Pour pouvoir un moment en être séparé : Je vous suivrai partout, Alcmène.

ALCMÈNE
Et moi, partout je vous fuirai.

JUPITER
Je suis donc bien épouvantable ?

ALCMÈNE
Plus qu'on ne peut dire, à mes yeux. Oui, je vous vois comme un monstre effroyable, Un monstre cruel, furieux, Et dont l'approche est redoutable, Comme un monstre à fuir en tous lieux. Mon cœur souffre, à vous voir, une peine incroyable ; C'est un supplice qui m'accable ; Et je ne vois rien sous les cieux D'affreux, d'horrible, d'odieux, Qui ne me fût plus que vous supportable.

JUPITER
En voilà bien, hélas, que votre bouche dit.

ALCMÈNE
J'en ai dans le cœur davantage ; Et pour s'exprimer tout, ce cœur a du dépit De ne point trouver de langage.

JUPITER
Hé ! que vous a donc fait ma flamme, Pour me pouvoir, Alcmène, en monstre regarder ?

ALCMÈNE
Ah ! juste Ciel ! cela peut-il se demander ? Et n'est-ce pas pour mettre à bout une âme ?

JUPITER
Ah ! d'un esprit plus adouci…

ALCMÈNE
Non, je ne veux du tout vous voir, ni vous entendre.

JUPITER
Avez-vous bien le cœur de me traiter ainsi ? Est-ce là cet amour si tendre, Qui devait tant durer quand je vins hier ici ?

ALCMÈNE
Non, non, ce ne l'est pas ; et vos lâches injures En ont autrement ordonné. Il n'est plus, cet amour tendre et passionné ; Vous l'avez dans mon cœur, par cent vives blessures, Cruellement assassiné. C'est en sa place un courroux inflexible, Un vif ressentiment, un dépit invincible, Un désespoir d'un cœur justement animé, Qui prétend vous haïr, pour cet affront sensible, Autant qu'il est d'accord de vous avoir aimé : Et c'est haïr autant qu'il est possible.

JUPITER
Hélas ! que votre amour n'avait guère de force, Si de si peu de chose on le peut voir mourir ! Ce qui n'était que jeu doit-il faire un divorce ? Et d'une raillerie a-t-on lieu de s'aigrir ?

ALCMÈNE
Ah ! c'est cela dont je suis offensée, Et que ne peut pardonner mon courroux. Des véritables traits d'un mouvement jaloux Je me trouverais moins blessée. La jalousie a des impressions Dont bien souvent la force nous entraîne ; Et l'âme la plus sage, en ces occasions, Sans doute avec assez de peine Répond de ses émotions. L'emportement d'un cœur qui peut s'être abusé A de quoi ramener une âme qu'il offense ; Et dans l'amour qui lui donne naissance Il trouve au moins, malgré toute sa violence, Des raisons pour être excusé ; De semblables transports contre un ressentiment Pour défense toujours ont ce qui les fait naître, Et l'on donne grâce aisément À ce dont on n'est pas le maître. Mais que, de gaieté de cœur, On passe aux mouvements d'une fureur extrême, Que sans cause l'on vienne, avec tant de rigueur, Blesser la tendresse et l'honneur D'un cœur qui chèrement nous aime, Ah ! c'est un coup trop cruel en lui-même, Et que jamais n'oubliera ma douleur.

JUPITER
Oui, vous avez raison, Alcmène, il se faut rendre : Cette action, sans doute, est un crime odieux ; Je ne prétends plus le défendre ; Mais souffrez que mon cœur s'en défende à vos yeux, Et donne au vôtre à qui se prendre De ce transport injurieux. À vous en faire un aveu véritable, L'époux, Alcmène, a commis tout le mal ; C'est l'époux qu'il vous faut regarder en coupable. L'amant n'a point de part à ce transport brutal, Et de vous offenser son cœur n'est point capable : Il a pour vous, ce cœur, pour jamais y penser, Trop de respect et de tendresse ; Et si de faire rien à vous pouvoir blesser Il avait eu la coupable faiblesse, De cent coups à vos yeux il voudrait le percer. Mais l'époux est sorti de ce respect soumis Où pour vous on doit toujours être ; À son dur procédé l'époux s'est fait connaître, Et par le droit d'hymen il s'est cru tout permis ; Oui, c'est lui qui sans doute est criminel vers vous, Lui seul a maltraité votre aimable personne : Haïssez, détestez l'époux, J'y consens, et vous l'abandonne. Mais, Alcmène, sauvez l'amant de ce courroux Qu'une telle offense vous donne ; N'en jetez pas sur lui l'effet, Démêlez-le un peu du coupable ; Et pour être enfin équitable, Ne le punissez point de ce qu'il n'a pas fait.

ALCMÈNE
Ah ! toutes ces subtilités N'ont que des excuses frivoles, Et pour les esprits irrités Ce sont des contre-temps que de telles paroles. Ce détour ridicule est en vain pris par vous : Je ne distingue rien en celui qui m'offense, Tout y devient l'objet de mon courroux, Et dans sa juste violence Sont confondus et l'amant et l'époux. Tous deux de même sorte occupent ma pensée, Et des mêmes couleurs, par mon âme blessée, Tous deux ils sont peints à mes yeux : Tous deux sont criminels, tous deux m'ont offensée, Et tous deux me sont odieux.

JUPITER
Hé bien ! puisque vous le voulez, Il faut donc me charger du crime. Oui, vous avez raison lorsque vous m'immolez À vos ressentiments en coupable victime ; Un trop juste dépit contre moi vous anime, Et tout ce grand courroux qu'ici vous étalez Ne me fait endurer qu'un tourment légitime ; C'est avec droit que mon abord vous chasse, Et que de me fuir en tous lieux Votre colère me menace : Je dois vous être un objet odieux, Vous devez me vouloir un mal prodigieux ; Il n'est aucune horreur que mon forfait ne passe, D'avoir offensé vos beaux yeux. C'est un crime à blesser les hommes et les Dieux, Et je mérite enfin, pour punir cette audace, Que contre moi votre haine ramasse Tous ses traits les plus furieux. Mais mon cœur vous demande grâce ; Pour vous la demander je me jette à genoux, Et la demande au nom de la plus vive flamme, Du plus tendre amour dont une âme Puisse jamais brûler pour vous. Si votre cœur, charmante Alcmène, Me refuse la grâce où j'ose recourir, Il faut qu'une atteinte soudaine M'arrache, en me faisant mourir, Aux dures rigueurs d'une peine Que je ne saurais plus souffrir. Oui, cet état me désespère : Alcmène, ne présumez pas Qu'aimant comme je fais vos célestes appas, Je puisse vivre un jour avec votre colère. Déjà de ces moments la barbare longueur Fait sous des atteintes mortelles Succomber tout mon triste cœur ; Et de mille vautours les blessures cruelles N'ont rien de comparable à ma vive douleur. Alcmène, vous n'avez qu'à me le déclarer : S'il n'est point de pardon que je doive espérer, Cette épée aussitôt, par un coup favorable, Va percer à vos yeux le cœur d'un misérable, Ce cœur, ce traître cœur, trop digne d'expirer, Puisqu'il a pu fâcher un objet adorable : Heureux, en descendant au ténébreux séjour, Si de votre courroux mon trépas vous ramène, Et ne laisse en votre âme, après ce triste jour, Aucune impression de haine Au souvenir de mon amour ! C'est tout ce que j'attends pour faveur souveraine.

ALCMÈNE
Ah ! trop cruel époux !

JUPITER
Dites, parlez, Alcmène.

ALCMÈNE
Faut-il encor pour vous conserver des bontés, Et vous voir m'outrager par tant d'indignités ?

JUPITER
Quelque ressentiment qu'un outrage nous cause, Tient-il contre un remords d'un cœur bien enflammé ?

ALCMÈNE
Un cœur bien plein de flamme à mille morts s'expose, Plutôt que de vouloir fâcher l'objet aimé.

JUPITER
Plus on aime quelqu'un, moins on trouve de peine…

ALCMÈNE
Non, ne m'en parlez point : vous méritez ma haine.

JUPITER
Vous me haïssez donc ?

ALCMÈNE
J'y fais tout mon effort ; Et j'ai dépit de voir que toute votre offense Ne puisse de mon cœur jusqu'à cette vengeance Faire encore aller le transport.

JUPITER
Mais pourquoi cette violence, Puisque pour vous venger je vous offre ma mort ? Prononcez-en l'arrêt, et j'obéis sur l'heure.

ALCMÈNE
Qui ne saurait haïr peut-il vouloir qu'on meure ?

JUPITER
Et moi, je ne puis vivre, à moins que vous quittiez Cette colère qui m'accable, Et que vous m'accordiez le pardon favorable Que je vous demande à vos pieds. Résolvez ici l'un des deux : Ou de punir, ou bien d'absoudre.

ALCMÈNE
Hélas ! ce que je puis résoudre Paraît bien plus que je ne veux. Pour vouloir soutenir le courroux qu'on me donne, Mon cœur a trop su me trahir : Dire qu'on ne saurait haïr, N'est-ce pas dire qu'on pardonne ?

JUPITER
Ah ! belle Alcmène, il faut que, comblé d'allégresse…

ALCMÈNE
Laissez : je me veux mal de mon trop de faiblesse.

JUPITER
Va, Sosie, et dépêche-toi, Voir, dans les doux transports dont mon âme est charmée, Ce que tu trouveras d'officiers de l'armée, Et les invite à dîner avec moi. Tandis que d'ici je le chasse, Mercure y remplira sa place.

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