ACTE II - Scène 2



(ALCMÈNE, CLÉANTHIS, AMPHITRYON, SOSIE.)


ALCMÈNE
Allons pour mon époux, Cléanthis, vers les Dieux Nous acquitter de nos hommages, Et les remercier des succès glorieux Dont Thèbes, par son bras, goûte les avantages. Ô Dieux !…

AMPHITRYON
Fasse le Ciel qu'Amphitryon vainqueur Avec plaisir soit revu de sa femme, Et que ce jour favorable à ma flamme Vous redonne à mes yeux avec le même cœur, Que j'y retrouve autant d'ardeur Que vous en rapporte mon âme !

ALCMÈNE
Quoi ? de retour si tôt ?

AMPHITRYON
Certes, c'est en ce jour Me donner de vos feux un mauvais témoignage, Et ce "Quoi ? si tôt de retour ?" En ces occasions n'est guère le langage D'un cœur bien enflammé d'amour. J'osais me flatter en moi-même Que loin de vous j'aurais trop demeuré. L'attente d'un retour ardemment désiré Donne à tous les instants une longueur extrême, Et l'absence de ce qu'on aime, Quelque peu qu'elle dure, a toujours trop duré.

ALCMÈNE
Je ne vois…

AMPHITRYON
Non, Alcmène, à son impatience On mesure le temps en de pareils états ; Et vous comptez les moments de l'absence En personne qui n'aime pas. Lorsque l'on aime comme il faut, Le moindre éloignement nous tue, Et ce dont on chérit la vue Ne revient jamais assez tôt. De votre accueil, je le confesse, Se plaint ici mon amoureuse ardeur, Et j'attendais de votre cœur D'autres transports de joie et de tendresse.

ALCMÈNE
J'ai peine à comprendre sur quoi Vous fondez les discours que je vous entends faire ; Et si vous vous plaignez de moi, Je ne sais pas, de bonne foi, Ce qu'il faut pour vous satisfaire. Hier au soir, ce me semble, à votre heureux retour, On me vit témoigner une joie assez tendre, Et rendre aux soins de votre amour Tout ce que de mon cœur vous aviez lieu d'attendre.

AMPHITRYON
Comment ?

ALCMÈNE
Ne fis-je pas éclater à vos yeux Les soudains mouvements d'une entière allégresse ? Et le transport d'un cœur peut-il s'expliquer mieux, Au retour d'un époux qu'on aime avec tendresse ?

AMPHITRYON
Que me dites-vous là ?

ALCMÈNE
Que même votre amour Montra de mon accueil une joie incroyable ; Et que, m'ayant quittée à la pointe du jour, Je ne vois pas qu'à ce soudain retour Ma surprise soit si coupable.

AMPHITRYON
Est-ce que du retour que j'ai précipité Un songe, cette nuit, Alcmène, dans votre âme A prévenu la vérité ? Et que m'ayant peut-être en dormant bien traité, Votre cœur se croit vers ma flamme Assez amplement acquitté ?

ALCMÈNE
Est-ce qu'une vapeur, par sa malignité, Amphitryon, a dans votre âme Du retour d'hier au soir brouillé la vérité ? Et que du doux accueil duquel je m'acquittai Votre cœur prétend à ma flamme Ravir toute l'honnêteté ?

AMPHITRYON
Cette vapeur dont vous me régalez Est un peu, ce me semble, étrange…

ALCMÈNE
C'est ce qu'on peut donner pour change Au songe dont vous me parlez.

AMPHITRYON
À moins d'un songe, on ne peut pas sans doute Excuser ce qu'ici votre bouche me dit.

ALCMÈNE
À moins d'une vapeur qui vous trouble l'esprit, On ne peut pas sauver ce que de vous j'écoute.

AMPHITRYON
Laissons un peu cette vapeur, Alcmène.

ALCMÈNE
Laissons un peu ce songe, Amphitryon.

AMPHITRYON
Sur le sujet dont il est question, Il n'est guère de jeu que trop loin on ne mène.

ALCMÈNE
Sans doute ; et pour marque certaine, Je commence à sentir un peu d'émotion.

AMPHITRYON
Est-ce donc que par là vous voulez essayer À réparer l'accueil dont je vous ai fait plainte ?

ALCMÈNE
Est-ce donc que par cette feinte Vous désirez vous égayer ?

AMPHITRYON
Ah ! de grâce, cessons, Alcmène, je vous prie, Et parlons sérieusement.

ALCMÈNE
Amphitryon, c'est trop pousser l'amusement : Finissons cette raillerie.

AMPHITRYON
Quoi ? vous osez me soutenir en face Que plus tôt qu'à cette heure on m'ait ici pu voir ?

ALCMÈNE
Quoi ? vous voulez nier avec audace Que dès hier en ces lieux vous vîntes sur le soir ?

AMPHITRYON
Moi ! je vins hier ?

ALCMÈNE
Sans doute ; et dès devant l'aurore, Vous vous en êtes retourné.

AMPHITRYON
Ciel ! un pareil débat s'est-il pu voir encore ? Et qui de tout ceci ne serait étonné ? Sosie ?

SOSIE
Elle a besoin de six grains d'ellébore, Monsieur, son esprit est tourné.

AMPHITRYON
Alcmène, au nom de tous les Dieux ! Ce discours a d'étranges suites : Reprenez vos sens un peu mieux, Et pensez à ce que vous dites.

ALCMÈNE
J'y pense mûrement aussi ; Et tous ceux du logis ont vu votre arrivée. J'ignore quel motif vous fait agir ainsi ; Mais si la chose avait besoin d'être prouvée, S'il était vrai qu'on pût ne s'en souvenir pas, De qui puis-je tenir, que de vous, la nouvelle Du dernier de tous vos combats ? Et les cinq diamants que portait Ptérélas, Qu'a fait dans la nuit éternelle Tomber l'effort de votre bras ? En pourrait-on vouloir un plus sûr témoignage ?

AMPHITRYON
Quoi ? je vous ai déjà donné Le nœud de diamants que j'eus pour mon partage, Et que je vous ai destiné ?

ALCMÈNE
Assurément. Il n'est pas difficile De vous en bien convaincre.

AMPHITRYON
Et comment ?

ALCMÈNE
Le voici.

AMPHITRYON
Sosie !

SOSIE
Elle se moque, et je le tiens ici ; Monsieur, la feinte est inutile.

AMPHITRYON
Le cachet est entier.

ALCMÈNE
Est-ce une vision ? Tenez. Trouverez-vous cette preuve assez forte ?

AMPHITRYON
Ah Ciel ! Ô juste Ciel !

ALCMÈNE
Allez, Amphitryon, Vous vous moquez d'en user de la sorte, Et vous en devriez avoir confusion.

AMPHITRYON
Romps vite ce cachet.

SOSIE(ayant ouvert le coffret.)
Ma foi, la place est vide. Il faut que par magie on ait su le tirer, Ou bien que de lui-même il soit venu, sans guide, Vers celle qu'il a su qu'on en voulait parer.

AMPHITRYON
Ô Dieux, dont le pouvoir sur les choses préside, Quelle est cette aventure ? et qu'en puis-je augurer Dont mon amour ne s'intimide ?

SOSIE
Si sa bouche dit vrai, nous avons même sort, Et de même que moi, Monsieur, vous êtes double.

AMPHITRYON
Tais-toi.

ALCMÈNE
Sur quoi vous étonner si fort ? Et d'où peut naître ce grand trouble ?

AMPHITRYON
Ô Ciel ! quel étrange embarras ! Je vois des incidents qui passent la nature ; Et mon honneur redoute une aventure Que mon esprit ne comprend pas.

ALCMÈNE
Songez-vous, en tenant cette preuve sensible, À me nier encor votre retour pressé ?

AMPHITRYON
Non ; mais à ce retour daignez, s'il est possible, Me conter ce qui s'est passé.

ALCMÈNE
Puisque vous demandez un récit de la chose, Vous voulez dire donc que ce n'était pas vous ?

AMPHITRYON
Pardonnez-moi ; mais j'ai certaine cause Qui me fait demander ce récit entre nous.

ALCMÈNE
Les soucis importants qui vous peuvent saisir, Vous ont-ils fait si vite en perdre la mémoire ?

AMPHITRYON
Peut-être ; mais enfin vous me ferez plaisir De m'en dire toute l'histoire.

ALCMÈNE
L'histoire n'est pas longue. À vous je m'avançai, Pleine d'une aimable surprise ; Tendrement je vous embrassai, Et témoignai ma joie à plus d'une reprise.

AMPHITRYON(en soi-même.)
Ah ! d'un si doux accueil je me serais passé.

ALCMÈNE
Vous me fîtes d'abord ce présent d'importance, Que du butin conquis vous m'aviez destiné. Votre cœur, avec véhémence, M'étala de ses feux toute la violence, Et les soins importuns qui l'avaient enchaîné, L'aise de me revoir, les tourments de l'absence, Tout le souci que son impatience Pour le retour s'était donné ; Et jamais votre amour, en pareille occurrence, Ne me parut si tendre et si passionné.

AMPHITRYON(en soi-même.)
Peut-on plus vivement se voir assassiné ?

ALCMÈNE
Tous ces transports, toute cette tendresse, Comme vous croyez bien, ne me déplaisaient pas ; Et s'il faut que je le confesse, Mon cœur, Amphitryon, y trouvait mille appas.

AMPHITRYON
Ensuite, s'il vous plaît.

ALCMÈNE
Nous nous entrecoupâmes De mille questions qui pouvaient nous toucher. On servit. Tête à tête, ensemble nous soupâmes ; Et le souper fini, nous nous fûmes coucher.

AMPHITRYON
Ensemble ?

ALCMÈNE
Assurément. Quelle est cette demande ?

AMPHITRYON
Ah ! c'est ici le coup le plus cruel de tous, Et dont à s'assurer tremblait mon feu jaloux.

ALCMÈNE
D'où vous vient à ce mot une rougeur si grande ? Ai-je fait quelque mal de coucher avec vous ?

AMPHITRYON
Non, ce n'était pas moi, pour ma douleur sensible : Et qui dit qu'hier ici mes pas se sont portés, Dit de toutes les faussetés La fausseté la plus horrible.

ALCMÈNE
Amphitryon !

AMPHITRYON
Perfide !

ALCMÈNE
Ah ! quel emportement !

AMPHITRYON
Non, non : plus de douceur et plus de déférence, Ce revers vient à bout de toute ma constance ; Et mon cœur ne respire, en ce fatal moment, Et que fureur et que vengeance.

ALCMÈNE
De qui donc vous venger ? et quel manque de foi Vous fait ici me traiter de coupable ?

AMPHITRYON
Je ne sais pas, mais ce n'était pas moi ; Et c'est un désespoir qui de tout rend capable.

ALCMÈNE
Allez, indigne époux, le fait parle de soi, Et l'imposture est effroyable. C'est trop me pousser là-dessus, Et d'infidélité me voir trop condamnée. Si vous cherchez, dans ces transports confus, Un prétexte à briser les nœuds d'un hyménée Qui me tient à vous enchaînée, Tous ces détours sont superflus ; Et me voilà déterminée À souffrir qu'en ce jour nos liens soient rompus.

AMPHITRYON
Après l'indigne affront que l'on me fait connaître, C'est bien à quoi sans doute il faut vous préparer : C'est le moins qu'on doit voir, et les choses peut-être Pourront n'en pas là demeurer. Le déshonneur est sûr, mon malheur m'est visible, Et mon amour en vain voudrait me l'obscurcir ; Mais le détail encor ne m'en est pas sensible, Et mon juste courroux prétend s'en éclaircir. Votre frère déjà peut hautement répondre Que jusqu'à ce matin je ne l'ai point quitté : Je m'en vais le chercher, afin de vous confondre Sur ce retour qui m'est faussement imputé. Après, nous percerons jusqu'au fond d'un mystère Jusques à présent inouï ; Et dans les mouvements d'une juste colère, Malheur à qui m'aura trahi !

SOSIE
Monsieur…

AMPHITRYON
Ne m'accompagne pas, Et demeure ici pour m'attendre.

CLÉANTHIS
Faut-il … ?

ALCMÈNE
Je ne puis rien entendre. Laisse-moi seule, et ne suis point mes pas.

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