ACTE II - Scène 3



(CLÉANTHIS, SOSIE.)


CLÉANTHIS
Il faut que quelque chose ait brouillé sa cervelle ; Mais le frère sur-le-champ Finira cette querelle.

SOSIE
C'est ici, pour mon maître, un coup assez touchant, Et son aventure est cruelle. Je crains fort pour mon fait quelque chose approchant, Et je m'en veux tout doux éclaircir avec elle.

CLÉANTHIS
Voyez s'il me viendra seulement aborder ! Mais je veux m'empêcher de rien faire paraître.

SOSIE
La chose quelquefois est fâcheuse à connaître, Et je tremble à la demander. Ne vaudrait-il point mieux, pour ne rien hasarder, Ignorer ce qu'il en peut être ? Allons, tout coup vaille, il faut voir, Et je ne m'en saurais défendre. La faiblesse humaine est d'avoir Des curiosités d'apprendre Ce qu'on ne voudrait pas savoir. Dieu te gard', Cléanthis !

CLÉANTHIS
Ah ! ah ! tu t'en avises, Traître, de t'approcher de nous !

SOSIE
Mon Dieu ! qu'as-tu ? toujours on te voit en courroux, Et sur rien tu te formalises.

CLÉANTHIS
Qu'appelles-tu sur rien, dis ?

SOSIE
J'appelle sur rien Ce qui sur rien s'appelle en vers ainsi qu'en prose ; Et rien, comme tu le sais bien, Veut dire rien, ou peu de chose.

CLÉANTHIS
Je ne sais qui me tient, infâme, Que je ne t'arrache les yeux, Et ne t'apprenne où va le courroux d'une femme.

SOSIE
Holà ! d'où te vient donc ce transport furieux ?

CLÉANTHIS
Tu n'appelles donc rien le procédé, peut-être, Qu'avec moi ton cœur a tenu ?

SOSIE
Et quel ?

CLÉANTHIS
Quoi ? tu fais l'ingénu ? Est-ce qu'à l'exemple du maître Tu veux dire qu'ici tu n'es pas revenu ?

SOSIE
Non : je sais fort bien le contraire ; Mais je ne t'en fais pas le fin : Nous avions bu de je ne sais quel vin, Qui m'a fait oublier tout ce que j'ai pu faire.

CLÉANTHIS
Tu crois peut-être excuser par ce trait…

SOSIE
Non, tout de bon, tu m'en peux croire. J'étais dans un état où je puis avoir fait Des choses dont j'aurais regret, Et dont je n'ai nulle mémoire.

CLÉANTHIS
Tu ne te souviens point du tout de la manière Dont tu m'as su traiter, étant venu du port ?

SOSIE
Non plus que rien. Tu peux m'en faire le rapport : Je suis équitable et sincère, Et me condamnerai moi-même, si j'ai tort.

CLÉANTHIS
Comment ? Amphitryon m'ayant su disposer, Jusqu'à ce que tu vins j'avais poussé ma veille ; Mais je ne vis jamais une froideur pareille : De ta femme il fallut moi-même t'aviser ; Et lorsque je fus te baiser, Tu détournas le nez, et me donnas l'oreille.

SOSIE
Bon !…

CLÉANTHIS
Comment, bon ?

SOSIE
Dieu ! tu ne sais pas pourquoi, Cléanthis, je tiens ce langage : J'avais mangé de l'ail, et fis en homme sage De détourner un peu mon haleine de toi.

CLÉANTHIS
Je te sus exprimer des tendresses de cœur ; Mais à tous mes discours tu fus comme une souche ; Et jamais un mot de douceur Ne te put sortir de la bouche.

SOSIE
Courage !…

CLÉANTHIS
Enfin ma flamme eut beau s'émanciper, Sa chaste ardeur en toi ne trouva rien que glace ; Et dans un tel retour, je te vis la tromper, Jusqu'à faire refus de prendre au lit la place Que les lois de l'hymen t'obligent d'occuper.

SOSIE
Quoi ? je ne couchai point.…

CLÉANTHIS
…Non, lâche.

SOSIE
Est-il possible !

CLÉANTHIS
Traître, il n'est que trop assuré. C'est de tous les affronts l'affront le plus sensible ; Et loin que ce matin ton cœur l'ait réparé, Tu t'es d'avec moi séparé Par des discours chargés d'un mépris tout visible.

SOSIE
Vivat Sosie !

CLÉANTHIS
Hé quoi ? ma plainte a cet effet ? Tu ris après ce bel ouvrage ?

SOSIE
Que je suis de moi satisfait !

CLÉANTHIS
Exprime-t-on ainsi le regret d'un outrage ?

SOSIE
Je n'aurais jamais cru que j'eusse été si sage.

CLÉANTHIS
Loin de te condamner d'un si perfide trait, Tu m'en fais éclater la joie en ton visage !

SOSIE
Mon Dieu, tout doucement ! Si je parais joyeux, Crois que j'en ai dans l'âme une raison très forte, Et que, sans y penser, je ne fis jamais mieux Que d'en user tantôt avec toi de la sorte.

CLÉANTHIS
Traître, te moques-tu de moi ?

SOSIE
Non, je te parle avec franchise. En l'état où j'étais, j'avais certain effroi, Dont avec ton discours mon âme s'est remise. Je m'appréhendais fort, et craignais qu'avec toi Je n'eusse fait quelque sottise.

CLÉANTHIS
Quelle est cette frayeur ? et sachons donc pourquoi…

SOSIE
Les médecins disent, quand on est ivre, Que de sa femme on se doit abstenir, Et que dans cet état il ne peut provenir Que des enfants pesants et qui ne sauraient vivre Vois, si mon cœur n'eût su de froideur se munir, Quels inconvénients auraient pu s'en ensuivre !

CLÉANTHIS
Je me moque des médecins, Avec leurs raisonnements fades : Qu'ils règlent ceux qui sont malades, Sans vouloir gouverner les gens qui sont bien sains. Ils se mêlent de trop d'affaires, De prétendre tenir nos chastes feux gênés ; Et sur les jours caniculaires Ils nous donnent encore, avec leurs lois sévères, De cent sots contes par le nez.

SOSIE
Tout doux !

CLÉANTHIS
Non : je soutiens que cela conclut mal : Ces raisons sont raisons d'extravagantes têtes. Il n'est ni vin ni temps qui puisse être fatal À remplir le devoir de l'amour conjugal ; Et les médecins sont des bêtes.

SOSIE
Contre eux, je t'en supplie, apaise ton courroux : Ce sont d'honnêtes gens, quoi que le monde en dise.

CLÉANTHIS
Tu n'es pas où tu crois ; en vain tu files doux : Ton excuse n'est point une excuse de mise ; Et je me veux venger tôt ou tard, entre nous, De l'air dont chaque jour je vois qu'on me méprise. Des discours de tantôt je garde tous les coups, Et tâcherai d'user, lâche et perfide époux, De cette liberté que ton cœur m'a permise.

SOSIE
Quoi ?

CLÉANTHIS
Tu m'as dit tantôt que tu consentais fort, Lâche, que j'en aimasse un autre.

SOSIE
Ah! pour cet article, j'ai tort. Je m'en dédis, il y va trop du nôtre : Garde-toi bien de suivre ce transport.

CLÉANTHIS
Si je puis une fois pourtant Sur mon esprit gagner la chose…

SOSIE
Fais à ce discours quelque pause : Amphitryon revient, qui me paraît content.

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