Chapitre L

MADAME DE L’ESTORADE À MADAME DE MACUMER.

Comment, Louise, après tous les malheurs intimes que t’a donnés une passion partagée, au sein même du mariage, tu veux vivre avec un mari dans la solitude ? Après en avoir tué un en vivant dans le monde, tu veux te mettre à l’écart pour en dévorer un autre ? Quels chagrins tu te prépares ! Mais, à la manière dont tu t’y es prise, je vois que tout est irrévocable. Pour qu’un homme t’ait fait revenir de ton aversion pour un second mariage, il doit posséder un esprit angélique, un cœur divin ; il faut donc te laisser à tes illusions ; mais as-tu donc oublié ce que tu disais de la jeunesse des hommes, qui tous ont passé par d’ignobles endroits, et dont la candeur s’est perdue aux carrefours les plus horribles du chemin ? Qui a changé, toi ou eux ? Tu es bien heureuse de croire au bonheur : je n’ai pas la force de te blâmer, quoique l’instinct de la tendresse me pousse à te détourner de ce mariage. Oui, cent fois oui, la Nature et la Société s’entendent pour détruire l’existence des félicités entières, parce qu’elles sont à l’encontre de la nature et de la société, parce que le ciel est peut-être jaloux de ses droits. Enfin, mon amitié pressent quelque malheur qu’aucune prévision ne pourrait m’expliquer ; je ne sais ni d’où il viendra, ni qui l’engendrera, mais, ma chère, un bonheur immense et sans bornes t’accablera sans doute. On porte encore moins facilement la joie excessive que la peine la plus lourde. Je ne dis rien contre lui : tu l’aimes, et je ne l’ai sans doute jamais vu ; mais tu m’écriras, j’espère, un jour où tu seras oisive, un portrait quelconque de ce bel et curieux animal.

Tu me vois prenant gaiement mon parti, car j’ai la certitude qu’après la lune de miel vous ferez tous deux et d’un commun accord comme tout le monde. Un jour, dans deux ans, en nous promenant, quand nous passerons sur cette route, tu me diras : — Voilà pourtant ce Chalet d’où je ne devais pas sortir ! Et tu riras de ton bon rire, en montrant tes jolies dents. Je n’ai rien dit encore à Louis, nous lui aurions trop apprêté à rire. Je lui apprendrai tout uniment ton mariage et le désir que tu as de le tenir secret. Tu n’as malheureusement besoin ni de mère ni de sœur pour le coucher de la mariée. Nous sommes en octobre, tu commences par l’hiver, en femme courageuse. S’il ne s’agissait pas de mariage, je dirais que tu attaques le taureau par les cornes. Enfin, tu auras en moi l’amie la plus discrète et la plus intelligente. Le centre mystérieux de l’Afrique a dévoré bien des voyageurs, et il me semble que tu te jettes, en fait de sentiment, dans un voyage semblable à ceux où tant d’explorateurs ont péri, soit par les nègres, soit dans les sables. Ton désert est à deux lieues de Paris, je puis donc te dire gaiement : Bon voyage ! tu nous reviendras.


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