ACTE V - Scène V


Jason
Que vois-je ici, grands dieux ! quel spectacle d'horreur !
Où que puissent mes yeux porter ma vue errante,
Je vois ou Créon mort, ou Créuse mourante.
Ne t'en va pas, belle âme, attends encore un peu,
Et le sang de Médée éteindra tout ce feu ;
Prends le triste plaisir de voir punir son crime,
De te voir immoler cette infâme victime ;
Et que ce scorpion, sur la plaie écrasé,
Fournisse le remède au mal qu'il a causé.

Créuse
Il n'en faut point chercher au poison qui me tue
Laisse-moi le bonheur d'expirer à ta vue,
Souffre que j'en jouisse en ce dernier moment
Mon trépas fera place à ton ressentiment ;
Le mien cède à l'ardeur dont je suis possédée ;
J'aime mieux voir Jason que la mort de Médée.
Approche, cher amant, et retiens ces transports
Mais garde de toucher ce misérable corps ;
Ce brasier, que le charme ou répand ou modère,
A négligé Cléone, et dévoré mon père
Au gré de ma rivale il est contagieux.
Jason, ce m'est assez de mourir à tes yeux
Empêche les plaisirs qu'elle attend de ta peine ;
N'attire point ces feux esclaves de sa haine.
Ah, quel âpre tourment ! quels douloureux abois !
Et que je sens de morts sans mourir une fois !

Jason
Quoi ! vous m'estimez donc si lâche que de vivre,
Et de si beaux chemins sont ouverts pour vous suivre ?
Ma reine, si l'hymen n'a pu joindre nos corps,
Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nos deux morts ;
Et l'on verra Caron passer chez Rhadamante,
Dans une même barque, et l'amant et l'amante.
Hélas ! vous recevez, par ce présent charmé,
Le déplorable prix de m'avoir trop aimé ;
Et puisque cette robe a causé votre perte,
Je dois être puni de vous l'avoir offerte.
Quoi ! ce poison m'épargne, et ces feux impuissants
Refusent de finir les douleurs que je sens !
Il faut donc que je vive, et vous m'êtes ravie !
Justes dieux ! quel forfait me condamne à la vie ?
Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour
Que de la voir mourir, et de souffrir le jour ?
Non, non ; si par ces feux mon attente est trompée,
J'ai de quoi m'affranchir au bout de mon épée ;
Et l'exemple du roi, de sa main transpercé,
Qui nage dans les flots du sang qu'il a versé,
Instruit suffisamment un généreux courage
Des moyens de braver le destin qui l'outrage.

Créuse
Si Créuse eut jamais sur toi quelque pouvoir,
Ne t'abandonne point aux coups du désespoir.
Vis pour sauver ton nom de cette ignominie
Que Créuse soit morte, et Médée impunie ;
Vis pour garder le mien en ton cœur affligé,
Et du moins ne meurs point que tu ne sois vengé.
Adieu : donne la main ; que, malgré ta jalouse,
J'emporte chez Pluton le nom de ton épouse.
Ah, douleurs ! C'en est fait, je meurs à cette fois,
Et perds en ce moment la vie avec la voix.
Si tu m'aimes…

Jason
Si tu m'aimes… Ce mot lui coupe la parole ;
Et je ne suivrai pas son âme qui s'envole !
Mon esprit, retenu par ses commandements,
Réserve encor ma vie à de pires tourments !
Pardonne, chère épouse, à mon obéissance ;
Mon déplaisir mortel défère à ta puissance,
Et de mes jours maudits tout prêt de triompher,
De peur de te déplaire, il n'ose m'étouffer.
Ne perdons point de temps, courons chez la sorcière
Délivrer par sa mort mon âme prisonnière.
Vous autres, cependant, enlevez ces deux corps
Contre tous ses démons mes bras sont assez forts,
Et la part que votre aide aurait en ma vengeance
Ne m'en permettait pas une entière allégeance.
Préparez seulement des gênes, des bourreaux ;
Devenez inventifs en supplices nouveaux,
Qui la fassent mourir tant de fois sur leur tombe,
Que son coupable sang leur vaille une hécatombe ;
Et si cette victime, en mourant mille fois,
N'apaise point encor les mânes de deux rois,
Je serai la seconde ; et mon esprit fidèle
Ira gêner là-bas son âme criminelle,
Ira faire assembler pour sa punition
Les peines de Titye à celle d'Ixion.
(Cléone et le reste emportent le corps de Créon et de Créuse, et Jason continue seul.)
Mais leur puis-je imputer ma mort en sacrifice ?
Elle m'est un plaisir, et non pas un supplice.
Mourir, c'est seulement auprès d'eux me ranger,
C'est rejoindre Créuse, et non pas la venger.
Instruments des fureurs d'une mère insensée,
Indignes rejetons de mon amour passée,
Quel malheureux destin vous avait réservés
À porter le trépas à qui vous a sauvés ?
C'est vous, petits ingrats, que, malgré la nature,
Il me faut immoler dessus leur sépulture.
Que la sorcière en vous commence de souffrir ;
Que son premier tourment soit de vous voir mourir.
Toutefois qu'ont-ils fait, qu'obéir à leur mère ?

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