ACTE QUATRIÈME



Grande salle d'aspect ancien dans la maison du capitaine HORSTER. Au fond, une porte d'entrée ouverte à deux battants et donnant sur le vestibule. Trois fenêtres au mur de gauche. En face, contre celui de droite, une estrade sur laquelle est placée une petite table. Sur la table, une carafe d'eau, un verre, deux bougies et une sonnette. La salle est éclairée par des lampes disposées entre les fenêtres. Sur le premier plan à gauche, une table avec des bougies et une chaise. Sur le premier plan à droite, une porte, près de laquelle sont placées des chaises. Grande assemblée, où sont représentées toutes les classes de la bourgeoisie. Quelques femmes et quelques petits écoliers se perdent dans la foule. Le public afflue graduellement, par la porte du fond. La salle se remplit.

UN BOURGEOIS (à un autre, avec un coup de coude)
Te voici donc, toi aussi, Lamstad.

SECOND BOURGEOIS
Je suis de toutes les réunions populaires, moi.

UN VOISIN
Vous avez un sifflet sur vous, au moins ?

PREMIER BOURGEOIS
Je crois bien, pardi. Et vous ?

TROISIEME BOURGEOIS
Eh oui ! sans doute. Le capitaine Evensen, lui, parlait d'apporter une grosse trompette.

SECOND BOURGEOIS
Ce farceur d'Evensen !
(Rires dans le groupe.)

QUATRIÈME BOURGEOIS (s'approchant d'eux)
Dites-moi donc, savez-vous ce qui va se passer, ce soir ?

SECOND BOURGEOIS
Eh ! c'est le Dr Stockmann qui fait une conférence contre le juge.

LE NOUVEAU VENU
Mais c'est son frère.

PREMIER BOURGEOIS
C'est égal. Le Dr Stockmann n'a peur de rien.

TROISIEME BOURGEOIS
Mais il a tort. On l'a dit dans le Messager.

SECOND BOURGEOIS
Il faut croire, en effet, que cette fois il est dans son tort, puisqu'on n'a voulu lui louer ni la salle des petits propriétaires immobiliers ni celle du cercle de la bourgeoisie.

PREMIER BOURGEOIS
Il n'a même pas pu obtenir la salle de l'établissement thermal.

SECOND BOURGEOIS
Non, tu le sais bien.

UN HOMME (dans un autre groupe)
Pour qui faut-il être dans cette affaire, dites ?

UN AUTRE (dans le même groupe)
Ayez seulement l'œil sur l'imprimeur Aslaksen et faites comme lui.

BILLING (une serviette sous le bras, se frayant un passage)
Excusez-moi, messieurs ! Voudriez-vous me laisser passer ? Je suis envoyé par le Messager. Grand merci !
(Il s'assied à la table de gauche.)

UN OUVRIER
Qu'est-ce qu'il est, celui-là ?

AUTRE OUVRIER
Tu ne le connais pas ? C'est ce Billing qui travaille dans le journal d'Aslaksen.
(Le capitaine HORSTER introduit par la porte du premier plan de droite Mme Stockmann et PETRA, suivies de MORTEN et d'EILIF.)

HORSTER
J'ai pensé que la famille serait bien là. Il vous serait très facile de vous éclipser par ici, s'il arrivait quelque chose.

MADAME STOCKMANN
Vous croyez donc qu'il y aura bagarre ?

HORSTER
On ne peut jamais savoir… il y a tant de monde. Cela ne fait rien : asseyez-vous tout tranquillement.

MADAME STOCKMANN (s'assied)
Comme c'est gentil à vous d'avoir offert votre salle à Stockmann.

HORSTER
Puisque tout le monde a refusé, je…

PETRA (qui s'est également assise)
Et puis vous avez fait preuve de courage, Horster.

HORSTER
Oh ! il n'en faut pas beaucoup pour cela.
(HOVSTAD et ASLAKSEN s'avancent simultanément, mais chacun à part, fendant la foule, jusqu'au premier plan.)

ASLAKSEN (s'approchant de HORSTER)
Le docteur n'est pas encore là.

HORSTER
Il attend dans la pièce voisine.
(Mouvement devant la porte du fond.)

HOVSTAD (à BILLING)
Regardez donc, voici le juge.

BILLING
Dieu me damne ! il donne tout de même de sa personne !
(LE JUGE Stockmann se fraie doucement un passage à travers la foule, saluant poliment de côté et d'autre, et va se placer contre le mur de gauche. Un instant après, par la porte de droite, entre le Dr Stockmann en habit noir, cravaté de blanc. Çà et là, quelques timides applaudissements aussitôt étouffés par des chut ! discrets. Le silence s'établit.)

LE DOCTEUR STOCKMANN (à mi-voix)
Comment ça va, Katrine ?

MADAME STOCKMANN
Oh ! ça va bien. (Plus bas.)
Ne t'emporte pas, Thomas, je t'en prie.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Tu vas voir, je sais me contenir.(Il regarde sa montre, monte sur l'estrade et salue de la tête.)
L'heure est passée depuis quinze minutes. Je vais donc commencer.
(Il tire son manuscrit.)

ASLAKSEN
Il me semble qu'on devrait commencer par élire un président.

LE DOCTEUR STOCKMANN
C'est absolument inutile.

QUELQUES MESSIEURS
Si, si !

LE JUGE
Je serais également d'avis de choisir quelqu'un pour diriger les débats.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Voyons, Peter ! On n'est ici que pour entendre une conférence.

LE JUGE
La conférence du docteur pourrait offrir matière à contestations.

VOIX NOMBREUSES
Un président ! Un président !

HOVSTAD
La volonté générale des citoyens semble réclamer un président.

LE DOCTEUR STOCKMANN (se maîtrisant)
Allons ! va pour la volonté générale des citoyens ! Qu'elle fasse ce qu'elle veut.

ASLAKSEN
Monsieur le juge accepterait-il cette mission ?

TROIS MESSIEURS (applaudissant)
Bravo, bravo !

LE JUGE
Diverses raisons faciles à comprendre m'obligent à la décliner. Mais nous avons heureusement parmi nous un homme fait, je crois, pour réunir tous les suffrages. Je veux parler du président de l'Association des petits propriétaires immobiliers, de monsieur l'imprimeur Aslaksen.

VOIX NOMBREUSES
Oui, oui ! Vive Aslaksen ! Hourra pour Aslaksen !
(Le Dr Stockmann prend son manuscrit et descend de l'estrade.)

ASLAKSEN
Appelé par la confiance de mes concitoyens, je suis disposé à…
(Applaudissements et acclamations. ASLAKSEN monte sur l'estrade.)

BILLING (écrivant)
Nous mettons : "Monsieur l'imprimeur Aslaksen a été élu par acclamation."

ASLAKSEN
Et puisque me voici à cette place, je vous demande la permission de vous dire quelques mots. Je serai bref. Je suis un homme tranquille et pacifique qui aime la modération réfléchie et… et la réflexion modérée. Tous ceux qui me connaissent peuvent l'attester.

VOIX NOMBREUSES
Oui, oui, certes, Aslaksen.

ASLAKSEN
J'ai appris à l'école de la vie et de l'expérience que la modération et la mesure sont les vertus qui profitent le mieux aux citoyens…

LE JUGE
Écoutez.

ASLAKSEN
… et que circonspection et mesure font aussi l'affaire de la société. Je dois donc engager l'honorable citoyen qui a convoqué cette réunion à faire tout son possible pour se maintenir dans les limites de la modération et de la mesure.

UN HOMME (près de la porte)
À la santé de la Société de tempérance !

UNE VOIX
Brrr ! que le diable…

VOIX NOMBREUSES
Chut, chut !

ASLAKSEN
Pas d'interruptions, messieurs ! Quelqu'un demande-t-il la parole ?

LE JUGE
Monsieur le président !

ASLAKSEN
Monsieur le juge Stockmann a la parole.

LE JUGE
Etant donné la proche parenté qui, comme on le sait sans doute, me lie au médecin de l'établissement, je préférerais ne pas prendre la parole ce soir. Mais ma position vis-à-vis de l'établissement et mon souci des intérêts vitaux de notre cité m'obligent à présenter une motion. Je me plais à croire que pas un des citoyens ici présents ne souhaite la diffusion de certains bruits mal fondés, exagérés en tout cas, touchant les conditions sanitaires de la ville.

VOIX NOMBREUSES
Non, non, non ! Pas de ça ! Nous protestons !

LE JUGE
Je propose, en conséquence, que l'assemblée n'autorise pas le médecin à lire ou à développer son exposé.

LE DOCTEUR STOCKMANN (éclatant)
N'autorise pas… ? Ah çà!

MADAME STOCKMANN (toussant)
Hem, hem !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Allons, va pour n'autorise pas !

LE JUGE
J'ai, dans Le Messager du peuple, renseigné le public sur les faits essentiels, en sorte que tous les citoyens bien-pensants peuvent facilement se faire une opinion. On peut juger, d'après cela, que le projet du médecin de l'établissement — outre qu'il constitue une marque de méfiance contre ceux qui dirigent notre ville — tend au fond à imposer aux contribuables une charge de quelques centaines de milliers de couronnes, pour le moins.
(Signes de désapprobation ; quelques coups de sifflet.)

ASLAKSEN (agitant la sonnette)
Silence, messieurs ! Je me permets d'appuyer la motion du juge. C'est aussi mon opinion, qu'il y a dans le mouvement soulevé par le docteur une arrièrepensée. Il parle de l'établissement thermal, mais ce qu'il médite en réalité c'est une révolution. Il veut transférer le pouvoir en d'autres mains. Oh ! personne ne met en doute l'honorabilité de ses vues. Il ne peut y avoir assurément qu'un seul avis là-dessus. Moi aussi, je suis partisan du gouvernement du peuple par le peuple, pourvu que cela ne coûte pas trop cher aux contribuables. Mais ce serait ici le cas. Voilà pourquoi… non, le diable m'emporte, avec votre permission, je ne peux suivre le Dr Stockmann dans cette affaire. On peut aussi payer les violons trop cher, à la fin. Voilà ce que j'en pense, moi.
(Vif assentiment de toutes parts.)

HOVSTAD
Moi aussi, je sens le besoin de définir ma position. Le mouvement provoqué par le Dr Stockmann semblait tout d'abord gagner quelques sympathies et je l'ai appuyé aussi impartialement que j'ai pu. Mais bientôt nous nous sommes aperçus que nous avions été induits en erreur, que l'exposé était faux…

LE DOCTEUR STOCKMANN
Faux !…

HOVSTAD
Mettons sujet à caution. Les explications du juge vous en ont convaincus. J'espère que personne ici ne met en doute mes tendances libérales. Tout le monde connaît l'attitude du Messager du peuple dans les grandes questions politiques. Mais des gens d'expérience et de bon sens m'ont appris que, lorsqu'il s'agit d'affaires purement locales, le devoir d'un journal est de procéder avec une certaine prudence.

ASLAKSEN
Je suis tout à fait d'accord avec l'orateur.

HOVSTAD
Et il est hors de doute que, dans l'affaire qui nous occupe, le Dr Stockmann a l'opinion générale contre lui. Or quel est, messieurs, le premier devoir d'un journaliste ? N'est-ce pas d'agir en concordance avec les idées de ses lecteurs ? N'a-t-il pas reçu une sorte de mandat tacite qui l'oblige à combattre sans trêve ni repos pour le bien de ceux dont il représente les opinions ? Serais-je dans l'erreur ?

VOIX NOMBREUSES
Non, non, non ! Le journaliste Hovstad a raison !

HOVSTAD
Il m'en a coûté, et beaucoup, de rompre avec un homme dont j'ai été l'hôte assidu ces derniers temps, avec un homme qui, jusqu'à ce jour, a été l'objet des sympathies générales de ses concitoyens, avec un homme dont le seul, ou, en tout cas, le principal défaut est de consulter son cœur plutôt que sa raison.

QUELQUES VOIX ISOLEES
C'est vrai ! Hourra pour le Dr Stockmann !

HOVSTAD
Mais mes devoirs sociaux m'ont imposé cette rupture. Et puis il y a encore une considération qui me pousse à le combattre pour l'arrêter, si c'est possible, sur la voie fatale où il s'est engagé : je songe à sa famille…

LE DOCTEUR STOCKMANN
Tenez-vous-en aux canalisations et à l'égout !

HOVSTAD
… je songe à son épouse et à ses enfants en bas âge.

MORTEN
C'est nous, ça, dis, mère ?

MADAME STOCKMANN
Chut !

ASLAKSEN
Allons, je mets aux voix la proposition de monsieur le juge.

LE DOCTEUR STOCKMANN
C'est inutile ! Je ne compte pas parler ce soir de toute cette cochonnerie qui empoisonne les bains. Non ! J'ai tout autre chose à vous faire entendre.

LE JUGE (à mi-voix)
Qu'est-ce que cela peut bien être encore ?

UN HOMME IVRE (près de la porte d'entrée)
Je suis un contribuable ! et alors, j'ai, moi aussi, le droit de dire mon opinion ! Et je suis pleinement, parfaitement, incroyablement persuadé que…

VOIX NOMBREUSES
Silence, là-bas !

AUTRE VOIX
Il est ivre ! à la porte !
(On met l'ivrogne à la porte.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
Ai-je la parole ?

ASLAKSEN (agitant la sonnette)
Monsieur le docteur Stockmann a la parole.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Si, il y a quelques jours, on avait essayé de me museler, ainsi qu'on l'a fait ce soir, j'aurais défendu mes droits les plus sacrés comme un lion ! Mais que m'importe aujourd'hui ! Il y a des questions plus graves sur lesquelles je tiens à m'exprimer.
(La foule se presse davantage autour de lui. Parmi ceux qui se sont rapprochés, on distingue MORTEN KIIL.)

LE DOCTEUR STOCKMANN (continuant)
J'ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Tellement de choses me venaient en tête qu'à la fin j'avais des bourdonnements…

LE JUGE (toussant)
Hem !…

LE DOCTEUR STOCKMANN
Mais j'ai fini par m'y retrouver. Alors, tout m'est apparu très nettement ! C'est si facile à exposer ! Voilà pourquoi vous me voyez ce soir devant vous. Oui, mes chers concitoyens, j'ai des révélations à vous faire ! J'ai à vous révéler une découverte d'une tout autre portée que l'empoisonnement de nos conduites d'eau et que l'état pestilentiel du terrain d'où viennent nos bains sanitaires.

CRIS NOMBREUX
Silence sur les bains ! Nous ne voulons pas en entendre parler. Pas un mot là-dessus !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Je le répète, j'ai à vous parler de la grande découverte que j'ai faite ces jours-ci. Ce que j'ai découvert, c'est que toutes les sources morales de notre existence sont empoisonnées, que toute notre société bourgeoise repose sur le sol pestilentiel du mensonge.

VOIX INTERLOQUÉES (en sourdine)
Que dit-il là ?

LE JUGE
Une telle insinuation !…

ASLAKSEN (la main sur la sonnette)
J'invite l'orateur à se modérer.

LE DOCTEUR STOCKMANN
J'ai aimé ma ville natale autant qu'on peut aimer le pays de sa jeunesse. Je n'étais pas vieux quand j'ai quitté la région et l'éloignement, la nostalgie, le souvenir ont donné encore plus d'éclat à mes yeux aux hommes et aux choses de ce pays.
(Quelques applaudissements et quelques acclamations.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
C'est ainsi que j'ai passé bien des années dans un coin perdu de l'extrême Nord. Au contact des hommes qui vivent çà et là entre les récifs de cette terre désolée, je me suis parfois demandé si l'on n'aurait pas rendu un meilleur service à ces pauvres créatures dégradées en leur envoyant un vétérinaire au lieu d'un homme comme moi.
(Murmures dans la salle.)

BILLING (déposant sa plume)
Dieu me damne si j'ai jamais entendu… !

HOVSTAD
C'est bafouer une honorable population !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Attendez un peu ! Personne, je crois, ne saurait prétendre que j'aie oublié là-bas ma ville natale. J'étais comme un oiseau de proie couvant son œuf et ce qui devait sortir de cet œuf, c'était le plan de l'établissement thermal.
(Applaudissements et interruptions.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
Et quand enfin je fus assez favorisé par le sort pour pouvoir rentrer chez moi, ah ! mes chers concitoyens, il me sembla que je n'avais plus rien à désirer. Ou plutôt si ! j'avais un désir, brûlant, impérieux, irrésistible : c'était de pouvoir me consacrer au bien de ma ville et de ma communauté.

LE JUGE (regardant en l'air)
Singulière manière de s'en acquitter… hem.

LE DOCTEUR STOCKMANN
J'ai baigné dans une aveugle félicité, jusqu'à ce que, hier matin, ou plutôt non, avant-hier, dans l'après-midi, mes yeux se soient, tout à coup, ouverts tout grands et la première chose que j'aperçus fut l'incommensurable bêtise de l'autorité…
(Bruit, exclamations et rires. Mme Stockmann tousse avec insistance.)

LE JUGE
Monsieur le président ?

ASLAKSEN (sonnant)
De par le droit que me donne mon poste de président… !

LE DOCTEUR STOCKMANN
C'est une mesquinerie que de s'attacher à un mot, monsieur Aslaksen. Tout ce que je voulais dire, c'est que j'ai été frappé de l'incommensurable malhonnêteté dont nos dirigeants s'étaient rendus coupables dans la question des bains. Je ne peux souffrir ces notables. Je les ai en abomination. J'ai assez rencontré de cette engeance sur mon chemin. Ils me rappellent des boucs lâchés dans une jeune plantation. Ils ne font que dégâts partout. Impossible à un homme libre d'avancer sans se heurter à eux de quelque côté qu'il se tourne. Ce que je préférerais encore, ce serait d'en voir détruire la race, comme on procède envers d'autres bêtes nuisibles…
(Agitation dans la salle.)

LE JUGE
Monsieur le président, peut-on laisser passer de telles expressions ?

ASLAKSEN (la main sur la sonnette)
Monsieur le docteur… !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Je ne comprends pas pourquoi j'ai mis tant de temps à voir clair dans l'âme de ces messieurs. J'avais pourtant sous les yeux presque journellement, dans cette ville même, un superbe échantillon de l'espèce dans la personne de mon frère Peter, homme à l'esprit étroit, aux préjugés tenaces…
(Rires, bruit et sifflets. Mme Stockmann tousse obstinément. ASLAKSEN agite violemment la sonnette.)

L'HOMME IVRE (qui est rentré)
C'est-il moi que vous visez ? C'est que, moi, je m'appelle Pettersen, mais le diable m'emporte si…

VOIX COURROUCEES
À la porte l'ivrogne ! À la porte ! À la porte !
(On jette l'ivrogne à la porte.)

LE JUGE
Qu'est-ce que c'est que cet individu ?

UN VOISIN
Je ne le connais pas, monsieur le juge.

UN AUTRE
Il n'est pas de la ville.

UN TROISIEME
Cela doit être un colporteur étranger, venu de… (Le reste des paroles se perd dans le bruit.)

ASLAKSEN
L'homme a évidemment bu trop de bière. Continuez, monsieur le docteur, mais tâchez de vous tenir dans les limites de la modération et de la mesure.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Fort bien, mes chers concitoyens. Je n'en dirai pas davantage sur nos dirigeants. D'autant plus que, si quelqu'un concluait de ce que je viens de dire que je veux m'en prendre ce soir à ces messieurs, il se tromperait — il se tromperait du tout au tout. Car j'ai la douce consolation de croire que tous ces vieux débris d'un monde intellectuel d'arrière-garde prendront eux-mêmes admirablement soin de leur mort. Point n'est besoin d'un médecin pour hâter leur trépas. Et ce n'est pas non plus cette sorte de gens qui constitue pour la société le danger le plus imminent. Ce ne sont pas eux qui s'activent le plus à empoisonner les sources de notre vie morale et à empester le sol sur lequel nous nous mouvons. Ce ne sont pas eux, les plus dangereux ennemis de la vérité et de la liberté.

CRIS DE TOUS COTES
Qui est-ce alors ? qui est-ce ? Nommez-les !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Oui, vous pouvez y compter, je les nommerai ! car c'est précisément là la grande découverte que j'ai faite hier. (Haussant la voix.)
L'ennemi le plus dangereux de la vérité et de la liberté parmi nous, c'est la majorité compacte. Oui, c'est la majorité compacte, la majorité libérale, c'est bien elle ! Maintenant, vous le savez.
(Bruit extraordinaire dans la salle. La plupart des assistants crient, piétinent et sifflent. Quelques vieux messieurs échangent des regards à la dérobée et semblent se divertir. Mme Stockmann se levé, l'air inquiet. EILIF et MORTEN se dirigent, menaçants, vers les écoliers, qui font du vacarme. ASLAKSEN agite la sonnette et exhorte au calme. HOVSTAD et BILLING parlent tous les deux, mais on ne peut les entendre. Enfin le silence se rétablit.)

ASLAKSEN
Le président espère que l'orateur retirera ses expressions irréfléchies.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Jamais de la vie, monsieur Aslaksen. C'est la grande majorité de notre population qui me prive de ma liberté et veut m'empêcher de dire la vérité.

HOVSTAD
La majorité a toujours le droit pour elle.

BILLING
Et la vérité, elle l'a aussi pour elle, Dieu me damne !

LE DOCTEUR STOCKMANN
La majorité n'a jamais le droit pour elle. Jamais, vous dis-je ! C'est là un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre et capable de penser doit nécessairement s'insurger. Qui est-ce qui constitue la majorité des habitants d'un pays ? Les gens intelligents ou les imbéciles ? Nous sommes, je pense, tous d'accord pour affirmer que, si l'on considère le globe terrestre dans son ensemble, les imbéciles y forment une écrasante majorité. Mais alors, quand le diable y serait, il n'y a pas de droit au monde qui mette les gens intelligents sous la dépendance des imbéciles !
(Bruit et exclamations.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
Oui, Oui, vous pouvez crier plus haut que moi, mais vous ne pouvez pas me répondre. La majorité a pour elle le pouvoir, hélas ! mais non le droit. Le droit est de mon côté, à moi, et du côté de quelques individus isolés. Le droit est toujours du côté de la minorité.
(Le bruit recommence, tout aussi violent.)

HOVSTAD
Ah ! ah ! le Dr Stockmann est donc devenu aristocrate depuis avant-hier !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Je le répète, je ne vais pas perdre mon temps à parler du petit troupeau des retardataires rachitiques et courts d'haleine qui n'ont plus rien de commun avec le grand mouvement de la vie. Je songe au petit nombre, aux quelques individus qui se sont ouverts aux idées nouvelles. Ce sont, pour ainsi dire, des hommes placés aux avant-postes, si loin devant que la majorité compacte ne peut encore les rejoindre. Ils défendent des vérités trop fraîchement écloses pour que cette majorité ait déjà pu se grouper autour d'elles.

HOVSTAD
Alors, c'est en révolutionnaire que vous vous êtes transformé, monsieur le docteur ?

LE DOCTEUR STOCKMANN
Eh ! grand Dieu, oui, monsieur Hovstad. Je me propose de faire une révolution contre le mensonge qui veut que la majorité détienne le vrai. Quelles sont donc ces vérités autour desquelles la majorité des hommes aime à se rassembler ? Ce sont des vérités si avancées en âge qu'elles sont sur le point de se décomposer. Mais quand une vérité en est là, elle est aussi sur le point de devenir un mensonge, messieurs.
(Rires et railleries.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
Oui, oui, croyez-m'en si vous voulez, mais les vérités ne résistent pas, comme on se l'imagine vulgairement, comme un Mathusalem. Une vérité normale vit d'ordinaire — mettons dix-sept, dix-huit, tout au plus vingt ans, rarement davantage. Mais ces vérités surannées sont toujours d'une maigreur effrayante. Elles n'ont plus que la peau sur les os. Et pourtant, c'est alors seulement que la majorité s'en occupe enfin et qu'elle les recommande à la société comme une saine nourriture morale. Or je peux vous assurer que de tels aliments n'ont guère de valeur nutritive. Comme médecin, je m'y entends. Toutes ces vérités majoritaires ne peuvent être comparées qu'à de la vieille salaison. On dirait des jambons desséchés, verdâtres et moisis ; de là provient le scorbut moral qui gagne les sociétés.

ASLAKSEN
Il me semble que l'honorable orateur s'écarte considérablement de son sujet.

LE JUGE
Je ne peux que me ranger à l'avis du président.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Ah çà ! tu es fou, Peter ! Mais j'y suis en plein, dans mon sujet. Car je ne veux pas dire autre chose, sinon que la plupart des hommes, la masse — enfin cette satanée majorité compacte — que c'est elle, entendez bien, qui empoisonne les sources de notre vie morale et empeste le terrain sur lequel nous nous mouvons.

HOVSTAD
Et tout cela parce que la grande majorité populaire et libérale a le bon sens de ne s'incliner que devant des vérités certaines et reconnues.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Ah ! mon cher monsieur Hovstad, ne me parlez donc pas de vérités certaines ! Les vérités reconnues par la masse, par la multitude, ce sont ces mêmes vérités que l'avant-garde tenait pour certaines du temps de nos grands-pères. Nous, les combattants d'avant-garde d'aujourd'hui, nous ne les reconnaissons plus. Et je crois même qu'en fait de vérité certaine il n'en existe qu'une : c'est que nulle société ne peut vivre en bonne santé si elle n'a pour toute nourriture que ces vieilles vérités sans consistance.

HOVSTAD
Fort bien, mais au lieu de propos en l'air, il serait amusant de vous entendre dire ce que sont ces vérités sans consistance dont nous vivons.
(Assentiments de divers côtés.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
Oh ! je pourrais vous en énumérer toute une masse, de ces objets de rebut. Mais, pour commencer, je m'en tiendrai à une vérité reconnue, qui, au fond, n'est qu'un vilain mensonge, mais M. Hovstad, et le Messager, et tous les lecteurs du Messager n'en font pas moins leur pâture ordinaire.

HOVSTAD
—Et c'est ?

LE DOCTEUR STOCKMANN
C'est la doctrine que vous avez héritée de vos aïeux et que vous allez propageant étourdiment de droite et de gauche, la doctrine d'après laquelle le vulgaire, la masse, la foule constituerait l'essence du peuple, serait identique au peuple lui-même, la doctrine qui, à l'homme du commun, à celui qui représente l'ignorance et les infirmités sociales, attribue le même droit de condamner et d'approuver, de régner et de gouverner qu'aux êtres distingués qui composent l'élite intellectuelle.

BILLING
Ah bien ! Dieu me damne si j'ai jamais…

HOVSTAD (s'exclamant en même temps)
Citoyens, notez bien ces paroles !

VOIX IRRITEES
Oh, oh ! nous ne sommes donc pas le peuple ? Il n'y a donc que les gens distingués qui aient le droit de gouverner ?

UN OUVRIER
À la porte, celui qui parle ainsi ! D'AUTRES. — À la porte !

UN BOURGEOIS (criant)
Embouche ta trompette, Evensen.
(Forts coups de trompette, sifflets et bruit assourdissant.)

LE DOCTEUR STOCKMANN (quand le tumulte s'est un peu apaisé)
Voyons ! soyez donc raisonnables ! Souffrez qu'on vous parle, ne fût-ce qu'une fois, le langage de la vérité. Je ne vous demande pas de partager immédiatement mon avis, tous tant que vous êtes. Mais je m'attendais à ce que M. Hovstad, du moins, réflexion faite, me donne raison, lui qui se dit libre-penseur.

MURMURES DE SURPRISE
Libre-penseur ? Comment ! Le journaliste Hovstad serait libre-penseur ?

HOVSTAD (criant)
Prouvez-le, docteur Stockmann ! Où ai-je écrit cela ?

LE DOCTEUR STOCKMANN (réfléchissant)
Ma foi, non, vous êtes dans le vrai. Vous n'avez jamais eu ce courage. Allons ! je ne veux pas abuser de votre embarras, monsieur Hovstad. Admettons que ce soit moi, qui sois libre-penseur. Aussi bien je tiens à établir scientifiquement, de façon à ce que vous en soyez tous convaincus, que M. Hovstad et Le Messager du peuple vous trompent honteusement lorsqu'ils vous affirment que vous, le vulgaire, la masse, la foule, constituez l'essence même du peuple. Ce n'est là, entendez-vous, qu'un mensonge de la presse ! Le vulgaire n'est que la matière brute qui demande à être transformée en peuple.
(Murmures, rires et agitation.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
Eh ! n'en est-il pas ainsi dans tout le reste du règne animal ? Comparez un peu les espèces cultivées avec celles qui ne le sont pas. Prenez une simple poule de village : que peut bien valoir la chair de cette maigre volaille rabougrie ? Pas grand-chose, n'est-ce pas ? Et voyez les œufs qu'elle pond : une corneille ou une pie de taille ordinaire vous en pondront de presque aussi beaux. En revanche, considérez une poule de race, espagnole ou japonaise, ou encore une dinde, un noble faisan, que sais-je ? la différence saute aux yeux. Et les chiens donc, avec qui nous sommes en si étroite communauté ? Figurez-vous d'abord un simple chien de village, un de ces misérables roquets qui courent, pelés, le long des rues, en salissant les murs. Et maintenant mettez-le à côté d'un beau caniche, de ceux qui, pendant plusieurs générations, ont été élevés dans des maisons seigneuriales, nourris de mets délicats, l'oreille faite aux sons de la musique et d'un langage harmonieux. Ne croyez-vous pas que le caniche aura le crâne autrement développé que le roquet ? Vous pouvez en être sûrs ! Ce sont des caniches de cette sorte que certains jongleurs prennent tout jeunes pour leur enseigner les tours les plus invraisemblables. Jamais un roquet n'en apprendra de pareils, se mît-il la tête en bas et les pattes en l'air.
(Bruit et rires dans toute la salle.)

UN BOURGEOIS
Vous voulez maintenant nous transformer en chiens !

UN AUTRE
Nous ne sommes pas des bêtes, monsieur le docteur !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Eh, ma foi, si, mon petit père, nous sommes des bêtes ! De véritables bêtes, aussi authentiques que possible, tous tant que nous sommes. Ce qui est vrai, par exemple, c'est qu'il y a parmi nous fort peu de bêtes de race. Ah ! il y a une terrible distance entre l'homme caniche et l'homme roquet. Le plus plaisant de l'affaire, c'est que M. Hovstad est parfaitement d'accord avec moi tant qu'il ne s'agit que de bêtes à quatre pattes.

HOVSTAD
Oui, oui, tenons-nous-en là.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Mais sitôt que j'étends le principe aux animaux à deux pieds, M. Hovstad s'arrête. Il n'ose plus avoir ses propres idées, suivre sa pensée jusqu'au bout. Il inverse toute la doctrine et proclame dans le Messager que la poule de village et le chien de rue sont les plus beaux ornements de l'animalité. Mon Dieu, il en est toujours ainsi, tant qu'un homme n'a pas éliminé ce qu'il y a de plébéien en lui pour atteindre à la vraie noblesse morale.

HOVSTAD
Je ne prétends à aucune noblesse. Je descends d'une simple famille de paysans et je suis fier de plonger mes racines dans cette plèbe qu'on vilipende ici.

UN GROUPE D'OUVRIERS
Vive Hovstad ! Hourra, hourra !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Pour trouver la plèbe dont je parle, il est inutile de plonger dans des profondeurs. Elle rampe et fourmille tout autour de nous, jusqu'en haut de l'échelle sociale. Sans aller bien loin, regardez votre propre juge, si coquet, si soigné de sa personne ! Mon frère Peter est, je vous assure, aussi plébéien qu'il est possible de l'être…
(Rires et sifflets.)

LE JUGE
Je proteste contre de telles attaques personnelles.

LE DOCTEUR STOCKMANN (imperturbable)
… Et, s'il l'est, ce n'est pas parce que nous descendons, lui et moi, de je ne sais quel affreux pirate de Poméranie ou des environs, car c'est notre cas…

LE JUGE
Une légende absurde, que je refuse !

LE DOCTEUR STOCKMANN
… mais parce qu'il pense ce que pensent ses supérieurs et que ses opinions sont celles de ses supérieurs. Quiconque agit ainsi est, moralement, un plébéien. Et voilà pourquoi mon frère Peter, malgré ses grands airs, est, au fond, si loin d'être un homme distingué, et, par conséquent, si loin d'être un homme libéral.

LE JUGE
Monsieur le président !

HOVSTAD
Vraiment ? Il n'y a donc, chez nous, que les gens distingués qui soient libéraux ? Voilà certes une conception nouvelle.
(Rires.)

LE DOCTEUR STOCKMANN
Oui, c'est encore une de mes découvertes. Et en voici une autre, le vrai libéralisme, qui est la liberté d'esprit, se confond exactement avec la moralité. Voilà pourquoi, je le répète, Le Messager du peuple est impardonnable de répandre quotidiennement de fausses idées, d'après lesquelles il n'y aurait de libérale que la masse, la foule, la majorité compacte, seules gardiennes de la morale, tandis que la culture ferait suinter dans nos mœurs le vice, la corruption et toutes les malpropretés de l'âme, comme les tanneries de Molledalen font suinter des ordures dans nos eaux minérales.
(Bruit et interruptions.)

LE DOCTEUR STOCKMANN (riant, imperturbable et emporté par son enthousiasme)
Et c'est ce même Messager du peuple qui proclame que la masse a droit à de meilleures conditions d'existence ! Mais, de par tous les diables, si la doctrine du Messager tenait debout, accorder ces conditions à la masse équivaudrait exactement à la précipiter dans le vice et dans la corruption ! Heureusement, il n'y a là qu'un vieux mensonge dont nous avons hérité de nos pères. Non, ce n'est pas la culture qui démoralise, c'est l'abrutissement, la pauvreté, les misérables conditions de la vie qui accomplissent cette œuvre infernale ! Dans une maison où l'on n'aère pas et où l'on ne balaie pas tous les jours — Katrine, ma femme, prétend même qu'on doit laver quotidiennement le plancher, mais c'est sujet à contestation — dans une telle maison, dis-je, il ne faut que deux ou trois ans pour que ses habitants perdent la faculté de penser et d'agir conformément aux préceptes de la morale. Le défaut d'oxygène débilite la conscience. Et il est à supposer que l'oxygène manque dans un très grand nombre de maisons de notre ville, puisque la majorité compacte est assez dépourvue de conscience pour vouloir fonder la prospérité publique sur la base pestilentielle de la fraude et du mensonge.

ASLAKSEN
On n'a pas le droit de lancer une si grossière accusation contre toute une communauté de citoyens !

UN MONSIEUR
Je propose au président de retirer la parole à l'orateur.

VOIX IRRITEES
Oui, oui, c'est juste ! Retirez-lui la parole !

LE DOCTEUR STOCKMANN (éclatant)
En ce cas, je crierai la vérité à tous les coins de rue ! J'écrirai dans les journaux des autres villes ! Tout le pays saura où nous en sommes

HOVSTAD
On dirait presque que le Dr Stockmann a l'intention de ruiner notre cité.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Oui, j'aime à tel point ma ville natale que je préférerais l'anéantir plutôt que de voir sa prospérité se développer sur un mensonge.

ASLAKSEN
Vous y allez fort !
(Bruit et sifflets. En vain Mme Stockmann tousse-t-elle, LE DOCTEUR ne l'entend plus.)

HOVSTAD (criant au milieu du vacarme)
Il faut être un ennemi du peuple pour vouloir ainsi détruire toute une communauté !

LE DOCTEUR STOCKMANN (s'exaltant de plus en plus)
Eh ! qu'importe la destruction d'une communauté qui ne vit que de mensonge ! Il faut qu'elle soit extirpée, entendez-vous ! Tous ceux qui se nourrissent de mensonge doivent être exterminés comme des bêtes malfaisantes ! Vous finirez par gangrener tout le pays ! Tout le pays, à cause de vous, méritera bientôt d'être réduit à néant. Et, si les choses en viennent là, alors vous m'entendrez dire du plus profond de mon cœur : Que périsse tout le pays ! Que périsse tout ce peuple !

UN HOMME (dans la foule)
Cela s'appelle parler en véritable ennemi du peuple !

BILLING
Dieu me damne, ça c'est la voix du peuple !

LA FOULE ENTIERE (criant)
Oui, oui, oui, c'est un ennemi du peuple ! Il hait son pays ! Il hait le peuple entier !

ASLAKSEN
—En tant qu'homme et en tant que citoyen, je suis profondément indigné de ce qu'il m'a fallu entendre ici. Le Dr Stockmann s'est révélé sous un jour inattendu. Je dois malheureusement m'associer à l'opinion qui vient d'être exprimée par d'honorables citoyens. Et je suis d'avis que nous l'approuvions en votant une résolution. Je propose la formule suivante : "L'assemblée déclare considérer le Dr Thomas Stockmann, médecin des thermes, comme un ennemi du peuple." (Tonnerre de hourras. Assentiment général. Un grand nombre d'assistants entourent le docteur et le sifflent. Mme Stockmann et PETRA se sont levées. MORTEN et EILIF se battent avec d'autres écoliers qui ont sifflé. Quelques adultes les séparent.)

LE DOCTEUR STOCKMANN (aux siffleurs)
Insensés que vous êtes… ! Je vous dis que…

ASLAKSEN (sonnant)
Le docteur n'a plus la parole. Il faut un vote formel. Mais, pour ménager les sentiments personnels, il ne doit pas être oral ni nominal. Avez-vous un peu de papier, monsieur Billing ?

BILLING
En voici du blanc et du bleu…

ASLAKSEN (descendant de la tribune)
Fort bien. De cette façon, cela ira plus vite. Découpez-le en petits morceaux… : là ! (A l'assemblée.)
Les papiers bleus signifient non, les blancs signifient oui. Je vais moi-même recueillir les votes.
(LE JUGE quitte la salle. ASLAKSEN et quelques autres citoyens circulent en recueillant les papiers dans leurs chapeaux.)

UN MONSIEUR (à HOVSTAD)
Qu'est-ce qui arrive au docteur, dites donc ? que faut-il en penser ?

HOVSTAD
Vous savez combien il est impulsif. AUTRE MONSIEUR, à

BILLING
Écoutez, vous qui fréquentez la maison : avez-vous remarqué qu'il boive ?

BILLING
Dieu me damne si je sais que vous dire. Chaque fois qu'on y va, il y a toujours du toddy sur la table.

TROISIEME MONSIEUR
Non, je le crois plutôt un peu timbré.

PREMIER MONSIEUR
Eh ! eh ! il se pourrait en effet qu'il y eût un peu de folie héréditaire dans la famille.

BILLING
Ma foi, c'est bien possible.

QUATRIEME MONSIEUR
Mais non, c'est de la pure méchanceté : il a voulu se venger d'une chose ou d'une autre.

BILLING
Précisément, l'autre jour, il parlait d'une augmentation de traitement. On la lui aura refusée.

TOUS (unanimement)
Eh ! mais alors tout s'explique !

L'HOMME IVRE (au milieu de la foule)
J'en veux un bleu, moi ! Et puis un blanc aussi !

CRIS
Voici encore l'ivrogne ! À la porte !

MORTEN KIIL (s'approchant du docteur)
Eh bien ! Stockmann, vous voyez maintenant à quoi mènent vos plaisanteries ?

LE DOCTEUR STOCKMANN
J'ai fait mon devoir.

MORTEN KIIL
Que disiez-vous donc des tanneries de Molledalen ?

LE DOCTEUR STOCKMANN
Vous l'avez bien entendu : j'ai dit que c'est de là que viennent toutes ces saletés.

MORTEN KIIL
De la mienne aussi ?

LE DOCTEUR STOCKMANN
Hélas ! la vôtre est, je crois, la pire de toutes.

MORTEN KIIL
Comptez-vous mettre cela dans les journaux ?

LE DOCTEUR STOCKMANN
Je ne vais rien vous cacher.

MORTEN KIIL
Cela pourra vous coûter cher, Stockmann.(Il s'en va.)
UN GROS MONSIEUR s'approche de

HORSTER (sans saluer les dames)
Eh bien! capitaine, vous louez donc votre maison à des ennemis du peuple ?

HORSTER
Il me semble, monsieur, que j'ai le droit de disposer de ma propriété comme je l'entends.

LE GROS MONSIEUR
Alors, vous ne pouvez pas m'en vouloir si j'en fais autant de la mienne.

HORSTER
Que voulez-vous dire ?

LE GROS MONSIEUR
Vous aurez de mes nouvelles demain.
(Il lui tourne le dos et s'en va.)

PETRA
N'était-ce pas votre armateur, Horster ?

HORSTER
Oui, c'était M. Vik.

ASLAKSEN (les bulletins en main, monte sur l'estrade et sonne)
Messieurs, permettez-moi de vous faire connaître le résultat. Par toutes les voix sauf une…

UN JEUNE MONSIEUR
La voix de l'ivrogne !

ASLAKSEN
Par toutes les voix sauf celle d'un homme pris de vin, l'assemblée déclare que le Dr Thomas Stockmann, médecin des thermes, est un ennemi du peuple. (Cris et assentiments.)
Vive notre vieille et honorable communauté ! (Nouveaux cris d'approbation.)
Vive notre vaillant et énergique juge, qui a si loyalement étouffé la voix du sang ! (Hourra.)
La séance est levée.
(Il descend de l'estrade.)

BILLING
Vive le président !

LA FOULE ENTIERE
Vive l'imprimeur Aslaksen !

LE DOCTEUR STOCKMANN
Mon chapeau et mon pardessus, Pétra ! Capitaine, avez-vous des places à bord pour le Nouveau Monde ?

HORSTER
Pour vous et les vôtres, il y aura toujours des places, monsieur le docteur.

LE DOCTEUR STOCKMANN (pendant que PETRA l'aide à mettre son pardessus)
C'est bien. Viens, Katrine ! Venez, les enfants !
(Il sort, en offrant le bras à sa femme.)

MADAME STOCKMANN (à mi-voix)
Je t'en prie, Thomas, prenons la porte de derrière.

LE DOCTEUR STOCKMANN
Pas de porte de derrière, Katrine. (Haussant la voix.)
Vous entendrez parler de l'ennemi du peuple, avant qu'il secoue sur vous la poussière de ses sandales ! C'est que je n'ai pas la mansuétude de qui vous savez. Je ne dis pas : Pardonnez-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font.

ASLAKSEN (criant)
Une telle comparaison est un blasphème, docteur Stockmann!

BILLING
Dieu me damne ! Et il faut entendre ça.

UNE VOIX GROSSIERE
Le voici qui menace maintenant !

CRIS EXCITES
Allons casser ses carreaux ! Jetez-le dans le fjord !

UN HOMME (dans la foule)
Embouche ton clairon, Evensen ! Sonne, sonne !
(Coups de clairon, sifflets et cris sauvages. LE DOCTEUR, avec les siens, s'avance vers la sortie. HORSTER lui fraie un passage.)

LA FOULE ENTIERE (hurlant derrière eux)
Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple ! Ennemi du peuple !

BILLING (rangeant ses notes)
Dieu me damne si je vais ce soir boire du toddy chez les Stockmann.
(Les assistants se pressent vers la sortie. Le tumulte continue dehors. On entend crier de la rue : "Ennemi du peuple, ennemi du peuple!")

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