Cérigo


I

Tout homme qui vieillit est ce roc solitaire
Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,
Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtes verts,
La conque de Cypris sacrée au sein des mers.
La vie auguste, goutte à goutte, heure par heure,
S’épand sur ce qui passe et sur ce qui demeure ;
Là-bas, la Grèce brille agonisante, et l’œil
S’emplit en la voyant de lumière et de deuil ;
La terre luit ; la nue est de l’encens qui fume ;
Des vols d’oiseaux de mer se mêlent à l’écume ;
L’azur frissonne ; l’eau palpite ; et les rumeurs
Sortent des vents, des flots, des barques, des rameurs ;
Au loin court quelque voile hellène ou candiote.
Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,
Tête de mort du rêve amour, et crâne nu
Du plaisir, ce chanteur masqué, spectre inconnu.
C’est toi ? qu’as-tu donc fait de ta blanche tunique ?
Cache ta gorge impure et ta laideur cynique,
Ô sirène ridée et dont l’hymne s’est tu !
Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donc es-tu ?
L’île qu’on adorait de Lemnos à Lépante,
Où se tordait d’amour la chimère rampante,
Où la brise baisait les arbres frémissants,
Où l’ombre disait : j’aime ! où l’herbe avait des sens,
Qu’en a-t-on fait ? où donc sont-ils, où donc sont-elles,

Eux, les olympiens, elles, les immortelles ?
Où donc est Mars ? où donc Éros ? où donc Psyché ?
Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché ?
Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait des roses ?
Qu’as-tu fait des chansons dans les soupirs écloses,
Des danses, des gazons, des bois mélodieux,
De l’ombre que faisait le passage des dieux ?
Plus d’autels ; ô passé ! splendeurs évanouies !
Plus de vierges au seuil des antres éblouies ;
Plus d’abeilles buvant la rosée et le thym.
Mais toujours le ciel bleu. C’est-à-dire, ô destin !
Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ou souffrance,
Toujours la même mort et la même espérance.
Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ? Nuit ! deuil !
L’éden s’est éclipsé, laissant à nu l’écueil.
Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tu tombes !
Les hiboux même ont peur de l’île des colombes.
Île, ô toi qu’on cherchait ! ô toi que nous fuyons,
Ô spectre des baisers, masure des rayons,
Tu t’appelles oubli ! tu meurs, sombre captive !
Et, tandis qu’abritant quelque yole furtive,
Ton cap, où rayonnaient les temples fabuleux,
Voit passer à son ombre et sur les grands flots bleus
Le pirate qui guette ou le pêcheur d’éponges
Qui rôde, à l’horizon Vénus fuit dans les songes.

II

Vénus ! que parles-tu de Vénus ? elle est là.
Lève les yeux. Le jour où Dieu la dévoila
Pour la première fois dans l’aube universelle,
Elle ne brillait pas plus qu’elle n’étincelle.
Si tu veux voir l’étoile, homme, lève les yeux.
L’île des mers s’éteint, mais non l’île des cieux ;
Les astres sont vivants et ne sont pas des choses
Qui s’effeuillent, un soir d’été, comme les roses.

Oui, meurs, plaisir ; mais vis, amour ! Ô vision,
Flambeau, nid de l’azur dont l’ange est l’alcyon,
Beauté de l’âme humaine et de l’âme divine,
Amour, l’adolescent dans l’ombre te devine,
Ô splendeur ! et tu fais le vieillard lumineux.
Chacun de tes rayons tient un homme en ses nœuds.
Oh ! vivez et brillez dans la brume qui tremble,
Hymens mystérieux, cœurs vieillissants ensemble,
Malheurs de l’un par l’autre avec joie adoptés,
Dévouement, sacrifice, austères voluptés,
Car vous êtes l’amour, la lueur éternelle,
L’astre sacré que voit l’âme, sainte prunelle,
Le phare de toute heure, et, sur l’horizon noir,
L’étoile du matin et l’étoile du soir !
Ce monde inférieur, où tout rampe et s’altère,
A ce qui disparaît et s’efface, Cythère,
Le jardin qui se change en rocher aux flancs nus ;
La terre a Cérigo, mais le ciel a Vénus.

Juin 1855.

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